les mains dans les poches et les écouteurs vissés au fond des oreilles, je tiens fermement la laisse dans ma main et commence à trottiner. une promenade pour lui, un promenade pour moi, ça n’peut pas nous faire de mal. à lui, de prendre l’air, à moi, de me changer les idées. je n’sais pas vraiment pourquoi, mais je me suis réveillé avec un pressentiment ce matin, comme une boule au ventre, sans même savoir si c’était plutôt du positif ou du négatif. c’est déstabilisant. alors je me suis dit que courir et respirer de l’air frais chasserait peut-être ça. peut-être. je finis par m’arrêter et me penches pour détacher sa laisse ; il court trop vite pour moi, il va finir par me faire tomber.
- allez, va courir et restes pas loin odd, j’te surveille!
j’ai l’impression de parler à mon gosse et je souris en le voyant partir courir dans tous les sens à renifler toutes les odeurs possibles. je continue d’avancer en marchant, cette fois, la musique doucement, à observer odd gambader, à vérifier qu’il n’aille embêter personne, même s’il est bien loin d’être un chien méchant, il serait plus du genre à aller se coucher près d’eux pour leur demander des caresses. sacré odd. je continue d’avancer et alors que je n’regarde pas devant moi, je sens un petit coup dans mes jambes et en baissant la tête, un petit bonhomme m’a frappé de plein fouet. je retire mes écouteurs et m’accroupis face à lui.
- ça va, tu t’es pas fait mal?
je vérifie rapidement qu’il n’ait rien et quand il lève les yeux vers moi, je me prend une claque. une douche froide. non, je dois rêver, c’est sûr. je suis en train de rêver. des yeux bleus comme ça, ce regard, il doit y en avoir des tas, c’est tout.

je suis resté choqué quand j’ai croisé le regard de la petite chose qui m’a percuté. ouais, choqué, c’est clairement le terme. j’en reviens pas, ses yeux je serais bien capable de les reconnaître entre mille, c’est certain. et c’est bien ça le plus déstabilisant. une voix me parvient, à s’excuser pour la maladresse de son fils. et cette voix, elle aussi, je la reconnaîtrais entre mille. mon cœur s’accélère et les larmes me montent un peu trop rapidement. je me relève. alors c’était vrai, elle était bel et bien enceinte, ma madge. son fils. il se cache derrière elle, je n’le lâche pas du regard. il a tout d’elle. son visage, ses yeux, ses expressions. tout sauf ses cheveux. il a sa beauté, ça c’est certain. odd n’arrête pas de tourner autour de nous ; lui aussi, il a reconnu madge. je relève les yeux vers elle, mes yeux embués, quand elle prononce mon nom. bonjour. oui, bonjour, madge. bonjour, c’est tout ce qu’on a à se dire, maintenant. je n’sais même pas par où je suis censé commencer. il y a tellement de sentiments qui m’envahissent simultanément quand je la vois que je n’sais pas lequel choisir en premier pour m’exprimer. je suis perdu, totalement. je me perds dans ses yeux, m’oblige à rester fort, à ravaler mes larmes et à rester debout, à m’éviter de flancher, sinon, ça ferait un moment que je serais déjà à terre.
- bonjour? sérieusement, madge? ça fait quoi, quatre ans qu’on s’est pas vus, et tu m’dis juste un pauvre bonjour?
un peu agressif, un peu surexcité, un peu heureux, un peu triste. même mes mots reflètent tout ce que je peux ressentir en même temps. même odd le reflète, à courir dans tous les sens, à ne cesser de tourner autour de nous, presque à m’en donner le tournis. ça suffit odd, arrêtes de tourner comme ça, poses-toi dans un coin, tu vas nous faire vomir à la fin.
- pourquoi tu me l’as caché? t’avais pas suffisamment confiance en moi? tu sais que j’pouvais être là pour toi, madge, pourquoi t’as pas voulu de moi?
j’ai une pointe de déception dans ma voix, et un grand sourire qui me paraît quand je baisse le regard vers le petit gars, derrière elle. il est beau, il a l’air plein de vie, et il a visiblement l’aisance de me donner des étoiles dans les yeux. quand je le vois comme ça, j’ai envie de le serrer dans mes bras, de jouer avec lui et de ne pas le lâcher ; parce qu’il a un air de madge, parce qu’il a une partie de madge. cette partie qui a toujours su m’ensorceler.

le petit se met à caresser odd et moi aussi, je souris. je souris parce que j’me dis qu’ils pourraient bien être copains comme cochons, ces deux-là, ça arriverait bien vite. enfin, s’ils se côtoyaient régulièrement, et pour l’instant, c’est mal parti. c’est mal parti, alors que nos retrouvailles commencent à peine, j’ai déjà des choses à lui reprocher, et ça risque d’être loin d’être simple, ni même de tout repos. ça va être compliqué et dur, mais on va y arriver. on est forts, je suis certain qu’on s’en sortira, qu’on pourra dépasser tout ça. on a toujours tout dépassé, on pourra y arriver. en fait, plus qu’une certitude, j’en ai l’espoir. l’espoir intime qu’on redeviendra comme avant. mais j’ai aussi le pressentiment que ça ne sera pas pour tout de suite. ça, c’est malheureux, ça me brise le cœur. je veux comprendre pourquoi, moi. pourquoi elle ne m’a rien dit, pourquoi elle ne m’a pas fait confiance, pourquoi elle est partie. je veux savoir, et c’est tout. c’est pas simple de rester sans savoir. beaucoup ont tourné la page après son départ, moi j’en ai été tout bonnement incapable. je veux des réponses, des réponses claires et nettes. tout ce que je retiens de son discours, et l’accusation qu’elle me renvoie. l’accusation qui m’enfonce, me brise un peu plus le cœur, me fait me tasser sur moi-même.
- mais j’étais jeune, c’était y a quatre ans, bien sûr que j’étais volage et fêtard, mais est-ce que je dois te rappeler que toi aussi tu l’étais?
c’était ça alors, le soucis. j’étais trop fêtard pour qu’elle ose me faire confiance. elle n’a pas cru en moi, c’est tout. elle ne m’a jamais cru, toutes ces fois où j’ai dit que je pourrais tout laisser tomber pour elle, si elle en avait besoin un jour. ce jour est arrivé, et elle a ignoré tout ce que j’ai pu lui dire, comme si ça avait été des paroles en l’air.
- tu m’as même pas laissé l’opportunité de changer et de te prouver que tu pouvais bien compter sur moi, t’as agi en égoïste madge.
je soupire. je dois arrêter d’être sec, nerveux et en colère. je n’dois pas m’énerver après elle, c’est pas la bonne chose à faire, actuellement. pas vraiment. non, je devrais la serrer dans mes bras, écraser nos ressentiments, nos remords et nos angoisses d’un câlin et repartir de zéro, un immense sourire figé aux lèvres. c’est ça que je devrais faire, au lieu de l’accuser encore, de l’enfoncer un peu plus profondément. mes épaules se tassent. ma tête se baisse un peu quand elle m’avoue ne pas être désolée. j’accuse difficilement le coup. elle n’y est pas allée de main morte, pour le coup. elle se fiche complètement de tout ce qu’elle a pu laisser derrière elle. elle n’en a rien à faire, rien du tout. je finis par aller m’asseoir sur le banc, à côté du bonhomme et reste à le fixer, le détailler lentement, un peu tristement. j’ai encore des milliers de questions à lui poser, des milliers de choses à lui dire, je vais devoir faire un tri, difficilement.
- est-ce que t’as au moins idée de ce que t’as laissé derrière toi en disparaissant?

jouer au papa et à la maman? elle me prend pour qui, un demeuré? j’suis pas stupide, je sais bien qu’un enfant est loin d’être un jeu, et même, j’aurais été loin de pouvoir m’en occuper comme il le faut si elle me l’avait demandé, aujourd’hui encore, je doute d’être capable de m’en  occuper s’il le fallait. j’ai beau avoir changé, j’en reste pas moins un gamin dans le fond. un gamin qui serait effrayé par les responsabilités, qui n’saurait pas forcément gérer un enfant. j’sais bien gérer mes petits cousins quand je les vois, mais c’est différent. j’en suis sûr, ça serait différent. au fond, moi, j’aurais juste voulu me rendre utile, pour une fois. ne pas être juste l’ami un peu chiant, un peu boulet, un peu con, difficile à supporter mais qu’elle aime quand même. j’aurais voulu être réellement là pour elle, être un pilier de sa vie. pour de vrai.
- et toi, t’as pensé réellement à ton gosse, qui ne va jamais connaître son père? t’as voulu faire bien pour lui, j’ai compris, l’éloigner de nous tous était peut-être une bonne chose, mais l’éloigner de son père, c’était bien tu crois? tu crois qu’il va être équilibré avec juste sa mère, et coupé du monde?
elle veut être dure avec moi, je peux l’être aussi avec elle. je le suis peut-être un peu trop pour le coup, elle ne mérite peut-être pas que je lui dise ça comme ça, mais je sais d’avance que j’ai raison. parce que je la connais, madge. elle a peut-être changé, mais elle reste la même au fond. comme moi. alors je la connais, tout autant qu’elle me connaît. et pour ça, je sais pertinemment qu’elle n’a pas mis le père au courant. peu importe qui il est, je suis persuadé qu’il ne sait même pas qu’il a eu un fils. elle s’est barrée. tout simplement. elle a voulu bien faire, mais au fond, c’était peut-être pas la meilleure chose à faire. au fond, y avait pas de bonne ou de mauvaise solution. mais au moins, on n’peut pas la blâmer d’avoir fait le pire choix. si ça se trouve, le père n’en aurait même pas voulu, de ce gosse. si ça se trouve, le père lui aurait fait pire que pendre, à ce gosse. et il est loin de le mériter, bien loin. il n’y a rien qu’à voir son visage d’ange, ses grands yeux bleus et ses cheveux bruns. ce petit bonhomme à côté de moi, heureux, plein de vie. il s’en va en courant avec odd sous les conseils de madge.
- odd, tu fais doucement, c’est un bébé!
j’aquiesce. si on peut éviter de s’engueuler devant lui, c’est mieux. si on peut éviter de s’engueuler tout court, c’est parfait. mais ça va rester inévitable, semble-t-il. et moi, je veux savoir si elle réalise ce qu’elle a pu laisser derrière elle, même si elle n’a aucun remords. si elle sait ce qu’elle a laissé, ou non. sa réponse résonne dans ma tête, elle fait écho.
- ton passé..
je répète ses mots en hochant doucement la tête, pour bien me l’encrer. je fais partie de son passé, je ne suis que son passé. il faut que j’arrive à le réaliser, enfin. son passé, et c’est tout. je suis tenté de partir, de baisser les bras, de rendre les armes. je commence à être fatigué de me battre pour une cause qui a visiblement l’air perdue d’avance. son passé, ça fait mal, mais soit. je crois quand fond j’avais besoin de l’avoir en face de moi et qu’elle me le dise. peut-être que là, je serais capable de décrocher. ou peut-être pas. ses paroles suivantes font l’effet d’une bombe en moi. je n’peux clairement pas me résigner à l’abandonner. je me rapproche d’elle et la serre dans mes bras, contre moi. ma main glisse dans ses cheveux et mes lèvres contre son front. comme avant.
- et il a aussi de grandes chances de ne rien avoir, te tracasse pas pour ça, tu vis bien avec, c’est pas si grave, ça ira..
c’est juste chiant, insupportable, épuisant. je le sais bien, en tant que spectateur et je ne peux que l’imaginer en tant qu’acteur. mais si elle a réussi à si bien vivre avec, alors il le pourra aussi, il n’y a pas de raison pour qu’il ne puisse pas. si ça se trouve, il n’aura rien, et tout ira bien.