Les mains tremblantes et le regard baigné de larmes, Mary-Ann essayait vainement de terminer la lecture du résultat de sa biopsie mais son esprit avait cessé de fonctionner à la seconde même où elle avait lu ce fameux terme médical qui n’annonçait rien de bon. Leucémie. On lui avait diagnostiqué un cancer du sang au stade avancé et le seul recours qui s’offrait à elle, une greffe, n’était malheureusement pas envisageable dans son cas. Pourquoi ? Parce qu’elle n’avait aucun donneur et que ce n'était pas la bonne époque pour tomber malade. Elle ne trouverait jamais personne à temps, c'était certain. Ses parents n’étaient plus de ce monde et ne lui avait jamais donné de frères et sœurs, quant à ses oncles et tantes, Mary-Ann n’en avait jamais entendu parler. Elle perdrait probablement plus de temps et d’énergie à les rechercher plutôt qu’à se concentrer sur la chimiothérapie qui ne ferait que retarder l’inévitable. Elle le savait. Elle le sentait. Tous les spécialistes qu’elle avait consultés grouillaient autour d’elle comme une mouche autour du bétail presque mort. Une larme roula sur sa joue et Mary-Ann l'essuya aussitôt d’un geste rageur avant de prendre une profonde inspiration pour retrouver son calme. Elle devait réfléchir à un plan. Une chose était sûre ; elle ne voulait pas que sa fille assiste à la dégradation de son état de santé. Aujourd’hui encore, Mary-Ann était hantée par le souvenir de son propre père, terrassé par une cirrhose foudroyante qu’il avait tenté de guérir à grand renfort de Bourbon.
« Tu sais ce qu’on dit, Mary-Ann ? Faut guérir le mal par le mal ! » disait-il en riant, comme si ce n’était pas si grave. La vision de son père, amorphe, le visage jauni et boursoufflé provoqua une série de cauchemars. Elle en venait même à se demander si son père l'avait un jour aimé parce qu'on ne fait pas subir ça à des enfants. Encore moins aux siens. Amelia. Oh god, Amelia. Sans plus attendre, la mère de famille se leva du fauteuil où elle s’était laissée tomber quelques minutes auparavant et grimpa à l’étage. Elle ouvrit son dressing et en tira une valise dans laquelle Mary-Ann fourra en vitesse quelques affaires. Fuir. C’était ce qu’elle pensait être un choix judicieux et, en guise d’adieu, elle se contenta simplement de coller un post-it sur la porte du réfrigérateur en jouant sur la relation désastreuse qu'elle entretenait avec son mari depuis quelques temps. Lamentable, c’est vrai mais elle savait aussi que la colère aveuglerait tellement son mari qu'il ne chercherait pas à la retrouver.
[...]
L’eau coula sous les ponts. La famille Levy continua de vivre dans l’ignorance du sacrifice de Mary-Ann. Personne ne savait qu’elle était morte peu de temps après son départ dans une clinique de Toronto. Elle avait simplement remis à un notaire la clé de son casier de banque où étaient entreposés ses effets personnels ainsi qu’une lettre destinée à Amy. Mary-Ann avait grassement payé le notaire pour qu’il la lui remette le jour de sa majorité selon ses dernières volontés. Sa fille, quant à elle, vivait une adolescence normale voire totalement banale. A l’aube de ses dix-sept ans, c’était une fille intelligente mais qui, selon ses professeurs, n’exploitait pas assez ses capacités. Elle avait aussi un goût certain pour le sarcasme qui lui avait coûté plusieurs passages en retenus. Son père savait parfaitement d’où venait le problème, mais d’aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, Amelia & Skyler avaient toujours été fourrés ensemble. Et puis, il l’appréciait. Comment pouvait-il en être autrement alors qu’il l’avait connu en couche-culotte ? Installée à son bureau, l’adolescente planchait sur son devoir de mathématiques. Elle soupira bruyamment et passa une main sur son visage aux traits tirés par la lassitude. Cela faisait maintenant plus d’une heure qu’elle épluchait son cours, que ses doigts pianotaient nerveusement les touches de la calculatrice et que son regard étudiait scrupuleusement le détail des calculs, mais le constat était sans appel : il lui était impossible de se concentrer. D’un geste rageur, elle chiffonna son brouillon et le balança à travers la pièce avant d’enfouir sa tête dans ses mains.
« On dirait que quelqu’un a besoin de prendre l’air. ». Amelia sursauta. Cette voix, elle l’aurait reconnu entre mille : c’était celle de Skyler, son meilleur ami. En le cherchant du regard, l’adolescente le trouva sur le rebord de sa fenêtre.
« Qu’est-ce que tu fais là, Sky ? Tu ne pourrais pas passer par la porte comme tout le monde ? » grommela-t-elle, contrariée.
« Je viens te chercher ! » s’exclama-t-il, comme s’il s’agissait de la chose la plus évidente qui soit.
« Et puis, tu sais que j’aime soigner mes entrées. ». Il haussa les épaules. Son air nonchalant lui arracha un sourire malgré elle. Puis la dispute avec son père lui revint en mémoire et elle retrouva aussitôt son sérieux, fronçant légèrement les sourcils pour se donner un air plus déterminé.
« Je te signale que mon père m’a formellement interdit de sortir et de toute manière je dois finir ce devoir de maths. ». Il pénétra maladroitement à l’intérieur et arqua un sourcil, nullement impressionné.
« Et depuis quand tu respectes les règles, toi ? ». Amelia poussa un soupir.
« Depuis que les enfreindre m’a fait punir. AGAIN. » répliqua-t-elle.
« Tu te rends compte ? Il m’oblige à l’accompagner au bureau et c’est ennuyeux à mourir ! » pleurnicha-t-elle.
« Pauvre petite chose. » minauda-t-il.
« Tu as vraiment besoin de sortir, tu deviens sauvage et... désolé de te dire ça mais tu sens le renfermé. » Frustrée, Amelia lui lança la boule de papier chiffonnée mais il l’esquiva de justesse dans un petit éclat de rire.
« Come on, je te promets que tu ne t’ennuiera pas. ». Amelia ferma les yeux une microseconde.
« Je ne veux pas. » répondit-elle.
« Je n’en crois pas un mot. ». L’adolescente relâcha les épaules, s’avouant vaincue.
« Bon d’accord ! » soupira-t-elle avant de le suivre par la fenêtre où il l’aida à descendre. Qu'est-ce qu'elle ne ferait pas pour ses beaux yeux...
[...]
Petit à petit, Amelia s’extirpait des bras de Morphée pour se reconnecter doucement à la réalité qui semblait reprendre vie ; la chaleur du soleil filtrant à travers les rideaux en caressant sa peau bronzée, la légère brise qui s’engouffrait à l’intérieur de la chambre, le bruit de la nature qui s’éveillait, le poids d’un corps s'affaissant sur le matelas et sa peau frissonnant à chacun de ses baisers. Elle voulait garder les yeux clos, faire semblant de dormir pour faire durer le plaisir, mais c’était sans compter sur le petit sourire qui étira ses lèvres spontanément.
« Happy birthday, sleepy head. » susurra-t-il à son oreille. Amy grogna, roula sur le côté et se réfugia instantanément dans les bras de Skyler. Il n’y avait rien de plus agréable que le parfum et l’étreinte rassurante de son petit-ami pour se réveiller du bon pied et ce dernier ne semblait pas lui en vouloir de s’éterniser ainsi dans ses bras. Cela faisait bien longtemps qu’ils avaient passé le stade de « meilleurs amis ».
« Un réveil comme celui-là, ça ne devrait pas être réservé pour les anniversaires. » chuchota-t-elle. Comme à son habitude, Skyler s’était pointé à sa fenêtre et ils avaient passé la nuit ensemble en prenant garde de ne pas réveiller son père. Amy eut un moment d’absence en pensant à lui et son petit-ami n’eut aucun mal à le remarquer.
« Hey. Qu’est-ce qu’il y a ? » s’enquit-il, soulevant son menton pour la forcer à le regarder. La jeune femme força un sourire.
« Rien. » souffla-t-elle.
« C’est à propos de cette nuit ? Tu regrettes ? ». Piquée au vif, Amelia se redressa en tirant un peu plus sur le drap pour cacher son corps dénudé.
« Non, bien sûr que non. J’en avais autant envie que toi. Je pensais juste à mon père, je le trouve un peu étrange ces temps-ci. Désolée si je t’ai donné l’impression de… ». Il balaya ses excuses d’un geste de la main et déposa un baiser sur son front.
« Tu ferais bien de lui en parler, alors. Quant à moi, je pense qu’il serait temps de partir, j’ai des choses à faire. On se voit ce soir ? ». Amelia acquiesça d’un signe de tête, répondit à ses baisers avec autant de tendresse et lui adressa un dernier signe de la main avant de le voir disparaître par la fenêtre. Elle reposa sa tête contre l'oreiller et fixa le plafond, songeuse. Son père allait mal et il y avait une raison. Elle ignorait que, quelques jours plus tôt, un notaire canadien s’était présenté chez eux avec une enveloppe destinée à Amelia. Une enveloppe qu’il avait ouverte en reconnaissant l’écriture de son ex-femme. Il n’y avait alors qu’une simple clé, l’adresse d’une banque située à Toronto et le numéro d’un casier.
[...]
« […] Ne perdez pas espoir. Je sais que votre situation est compliquée, mais vous devriez peut-être envisager de contacter le père de l’enfant... Madame Levy ? Madame ? » - « Hm ? ». L’intéressée émergea avec lenteur, reprenant doucement contact avec la douloureuse réalité. A vrai dire, elle avait cessé d’écouter le Dr Williams à l’instant même où la phrase « vous n’êtes pas compatible pour la greffe. » avait été prononcée. La nouvelle était telle que la canadienne était tétanisée.
« Ca va aller ? » s’enquit-elle doucement, regrettant aussitôt d’avoir posé la question. En effet, le visage d’Amelia était comme transfiguré : elle avait pâli d’un coup, presque autant que son fils, ne cessait de déglutir pour tenter de dénouer le nœud qui s’était installé au niveau de sa gorge et plissait les yeux pour tenter de retenir un voile de larmes, mais ses efforts pour rester imperturbable s’envolèrent à l’instant même où elle se mit à s’éclaffer nerveusement et un peu plus froidement qu’elle ne l’aurait pensé.
« Mon fils est malade et vous me demandez si ça va aller ? Vous avez peut-être la réputation d'être la meilleure oncologue de la région et ça doit sûrement justifier vos honoraires exorbitants mais pour ce qui est des relations humaines, il y a encore du travail ! » répliqua-t-elle, sa voix déformée par la colère, la déception, la honte, la tristesse, mais surtout la peur. Peur de perdre son fils, le fruit d’une union parfaite qu’elle avait saboté. Amelia passa une main tremblante sur son visage pour tenter de reprendre le contrôle mais ne put s’empêcher de fondre en larmes.
« Je suis désolée. Je suis désolée. Pardon. » bredouilla-t-elle, la voix déformée par l’émotion. Elle était désolée. Désolée de ne pas avoir su remarquer les premiers signes, de ne pas avoir su répondre aux questions concernant ses propres antécédents, de ne pas être compatible, d’être une si mauvaise mère pour Sam, de pleurer devant une parfaite inconnue et de se faire passer pour une vraie hystérique (même si sa réaction était parfaitement légitime).
« Ne vous excusez pas, je comprends votre situation. » reprit l’oncologue, s’interdisant de poser une main compatissante sur l’épaule de la mère de son jeune patient.
« Mais comme je vous l’ai dit, vous avez toujours une autre carte en main. Reprenez contact avec le père de Sam et s’il n’est pas compatible, il nous restera toujours le fichier des donneurs. ». Si les paroles de l’oncologue étaient censées la calmer, ils produisirent l’effet inverse et la jeune femme fondit de nouveau en larmes. Le poids autour de son cœur se serra davantage, ne faisant que rendre sa respiration plus difficile qu’elle ne l’était déjà. Elle suffoquait et ce n’était pas normal. Surprise, elle échangea un regard interrogateur et douloureux avec l’oncologue qui s’empressa de brancher un masque à oxygène avant de le lui placer sur le visage. Amelia avait l’impression de jouer la scène de sa propre mort et cela ne faisait qu’empirer son état.
« C’est une crise d’angoisse, ça va passer. Calmez-vous, Madame Levy. Calmez-vous. Sam est un petit garçon courageux et je suis sûre qu’il n’a pas dit son dernier mot. ». Amy tenta d’apercevoir son fils à travers la vitre mais sa vue était troublée par les larmes et elle ne voyait qu’une petite silhouette floue allongée dans un lit, comme si son fils était déjà loin. Son parfum, son rire, son sourire, ce regard espiègle qu’il avait hérité de son père… Si elle ne consentait pas à mettre sa fierté de côté, toutes ces choses ne deviendraient que de vagues souvenirs.
« D’accord… Je… vais… retourner… à… White Oak… » haleta-t-elle, la voix étouffée par le masque.
« Et revenez me voir. » ajouta la spécialiste en acquiesçant d'un signe de tête pour l'encourager. Sa décision était prise. Amelia retrouverait Skyler et le supplierait s’il le fallait. Regards noirs, accès de colère, reproches, paroles blessantes bien méritées ; elle était prête à tous les encaisser. Pour Sam.