~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
J’étais un garçon populaire, je suppose. Rétrospectivement, rien d’exceptionnel : de bonnes notes, l’équipe de football, ce genre de choses. C’était un temps d’insouciance, en quelque sorte. Le monde nous appartenait, on ne savait pas où on allait et ça n’avait pas d’importance. Les seules conséquences qui nous préoccupaient, c’était celles du prochain test ou du prochain match. En dehors de cela, la vie était juste… simple. Et reposante. En quelque sorte.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Non. Je n’ai pas été heureux depuis très longtemps. Ou je n’ai jamais été heureux. Je ne me souviens pas exactement. Je veux dire, par moment, sans doute. Par moment, la vie paraît agréable. Mais si on regarde le tableau général, si on songe à tous les aspects, il y a toujours quelque chose — quelque chose qui coince. Je ne comprends pas comment des gens peuvent se dire heureux.  

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Nulle part. J’ai un peu de mal à me projeter dans l’avenir. Je suis un adulte maintenant, installé. Il n’y a pas tellement de raisons que ma vie change du tout au tout. C’est le quotidien, les jours qui se répètent, et puis, d’une certaine manière, c’est aussi bien ici. Beaucoup moins compliqué, en tout cas. Je serai peut-être dans un autre garage. Voilà tout.

À bien des égards, l’histoire de Seth Tample est une histoire parmi d’autres dans la grande fresque du patriotisme américain. Mais l’histoire de Seth Tample n’est pas tout fait l’histoire de Seth Tample : elle est d’abord l’histoire d’Oliver Spencer.

Oliver Spencer naquit de Leonard Spencer, artisan menuisier de Denver, Colorado, et de Jessica Spencer, née Hamilton, infirmière. Les Spencer étaient une famille américaine comme bien d’autres : croyants, républicains, aimants, mais étroits d’esprit, solidaires, mais peu prompts à accepter la différence. Devant la maison des Spencer, jour après jour, la bannière étoilée flottait fièrement et soir après soir, dans la maison des Spencer, on remerciait avant le repas le Seigneur pour ses bienfaits.

À l’école, Oliver se débrouillait bien. Il se débrouillait même très bien. Il avait ses domaines de prédilection, bien entendu : les mathématiques, à l’école primaire, bientôt la géométrie, la mécanique, la physique, la chimie, le sport. Oliver aimait les sciences. Il était doué avec un ballon. Ses parents travaillent dur et économisaient pour l’envoyer à l’université. Leur fils serait médecin, ou avocat, ou politicien, peut-être. Toute la famille serait fière de lui. En attendant, il rentrait dans les équipes de sport de son collège, puis de son lycée. Il était au tableau d’honneur. On prenait des photographies pour le manteau de la cheminée, dans le salon.

La vie d’Oliver Spencer était tout droit sortie d’une carte postale pour l’Amérique. À seize ans, il conduisait sa voiture retapée, saluait tout le monde au lycée, souriait sur les clichés de l’équipe de football américain et mordillait son crayon à papier en remplissant le test de mathématiques. Oh, bien sûr, la vie d’Oliver Spencer n’était pas parfaite. Le soir, quand il rentrait chez lui, après le diner et sa prière, après les informations de Fox News, lorsqu’il était seul dans sa chambre, Oliver fondait en larmes.

Pas longtemps. Cinq minutes. Mais il sentait les larmes monter toute la journée. À chaque petit incident. Quand son regard s’arrêtait sur les mains de l’un de ses coéquipiers. Quand il sentait son cœur battre un peu plus vite dans les douches. Quand une plaisanterie le faisait rire non parce qu’elle était drôle, mais parce qu’elle était dite par un beau garçon. Quand son ventre se nouait au passage de seul élève à assumer ouvertement sa sexualité, dans le lycée de Denver, Colorado.

Cinq minutes, c’était tout ce à quoi il avait droit. La vie attendait autre chose de lui : être un bon capitaine d’équipe, être un bon élève, être un bon chrétien, être un bon fils. Plus tard, être un bon époux, être un bon père, être un bon Américain. Oliver partit pour l’université — pas la plus mauvaise, pas la plus brillante. Il étudia l’informatique. Il fit du sport. Il continua à aller à la chasse avec son père, mais sur le campus, il se permettait quelques petites entorses. Il n’allait plus au Temple. Il n’avait pas pris sa carte au Parti Républicain. Mais il dormait seul. Toujours. Tous les soirs.

Tout commença pour Oliver trois ans après son entrée à l’université. Ce ne fut pas comme dans les films. Il n’y eut pas d’hommes en noir. C’était un type seul, avec une chemise délavée, des lunettes de soleil. C’était une phrase comment : « Avez-vous déjà pensé à servir votre pays ? » Oliver avait dit oui. Puis il y avait eu les tests — les tests physiques, la course, le combat, la natation, l’escalade, les armes à feu. Les tests de Q.I.  Au début, un peu naïvement peut-être, Oliver avait cru que c’était l’armée. Mais ce n’était pas l’armée. L’armée ne se souciait pas du Q.I. de ses recrues. Ni de leurs compétences en chimie.

À vingt-et-un ans, Oliver intégra le programme de formation de la Central Intelligence Agency. À Camp Peary, il apprit tout : fabriquer ou désactiver des explosifs, hacker des systèmes informatiques, parler l’arabe, et le chinois, et le farsi, et le coréen, manier les armes à feu, modifier les armes à feu, fabriquer les armes à feu, tuer avec un pistolet, tuer avec un couteau, tuer sans rien. La géopolitique, le droit diplomatique, la chimie militaire, les angles de tir. Mémoriser. Improviser. Se battre.

Pour la patrie.

Il n’avait pas eu vraiment le temps de réfléchir. Et puis, sans doute, tout avait été enivrant. Exploiter au mieux ses capacités physiques et intellectuelles. Servir son pays. Se sacrifier. Racheter ses pensées coupables par l’offrande de sa vie, enveloppé dans le Drapeau sur le son de l’Hymne. Il avait été élevé pour y croire et il y crut. Il y crut même après les premières missions. Il y crut jusqu’à intégrer une division cachée.

Alors la patrie fut privée de ses idéaux. Les ennemis n’étaient plus des ennemis. Le droit n’avait plus que des exceptions. Il n’y avait plus que de dangereux compromis : des raisons d’État, des principes de précaution, du réalisme politique, des maux nécessaires. Oliver conçut des doutes et ses doutes se muèrent en soupçons, et ses soupçons se muèrent en certitude. Mais alors il n’y avait plus rien : plus de Patrie à servir, plus de Père pour conseiller, plus de Supérieur pour guider.

À vingt-huis ans, Oliver Spencer disparut lors d’une mission dans le Golfe Persique.

À trente ans, Seth Tample, mécanicien originaire de Chicago, vint s’installer dans la petite ville de White Oak Station.