Igor. Igor Prazdikov c'est ton nom. Évidemment un blase comme ça ne laisse pas la place à un suspens insoutenable quant à tes origines, tu es russe, pur jus, Ekaterinbourg ! Ta mère a eu une grossesse difficile et des soucis d'accouchements, mais t'es quand même arrivé sain et sauf dans ce monde, même si t'as trop été manipulé par des blouses blanches à l'hôpital.

Tu as passé ta vie au pays de la (vraie) Vodka, et tu as échappé à ton destin de prêtre pour réaliser ton rêve : faire de la danse classique ton métier à temps plein. C'était pas gagné : ton père est diacre dans ta paroisse en Russie, et ta mère l'aidait dans ses fonctions. T'as baigné dans la religion, tu connais la Bible par cœur, t'es baptisé bien sûr, t'as fais ta communion et ta profession de foi, bien sagement. En 1994, t'as six ans et ta famille décide de déménager à Saint-Pétersbourg. T'as les boules jusqu'à ce que, pour faire passer la pilule, tes parents se saignent pour t'amener voir un ballet classique au théâtre. Ta mâchoire, tu la ramasses par terre, tu passes tes mains à toute vitesse sur tes avant-bras pour apaiser cette chair de poule, t'as une révélation, tu veux danser, toi aussi tu veux t'envoler ! Ton père rechigne, il n'a rien contre la danse blassique bien sûr, mais avec tes capacités et ton haut potentiel, il te voit plutôt ingénieur ou médecin à défaut d'être diacre. Ta mère elle, elle comprend, elle lit la passion dans tes petits yeux. Elle t'inscrit à ton premier cours de danse, tu portes des petits chaussons blancs et t'es pas rassuré, mais t'es heureux.

En 1998, t'as dix ans et ta maman est très malade, mais toi tu comprends pas bien. Elle reste au lit, et ton père te somme de prier de toutes tes forces, alors tu le fais, mais un jour elle s'éteint, alors t'en veux à Dieu, ET à ton père. Avant de mourir, ses derniers mots pour toi sont un message d'espoir. Elle croit en toi et supplie de convaincre ton père de te laisser intégrer l'académie de ballet Vaganova. Il accepte et t'inscrit, le truc le plus respectable qu'il ait fait. Tu lui en veux pour des raisons que tu ne veux pas évoquer, mais sur ce coup là, il a géré, tu prends conscience aujourd'hui que, niveau finance, c'était pas gagné. Alors pour faire honneur à ta mère, à ta passion grandissante, et au sacrifice de ton père, tu termines toujours majeur de promo. Tes mouvements, ta coordination, ton gainage sont parfaits. Tu passes ton bac, formalité que tu décroches haut la main.

Dix huit ans. T'as bossé le français presque autant que la danse, et t'es prêt maintenant, t'es sûr de ton coup : tu veux déménager en solo à Paris, en FRANCE ! Tu crèves d'envie d'intégrer le conservatoire national supérieur de musique et de danse, un prestige, une opportunité. C'est compliqué de rentrer avec ton bon gros accent et tes petites fautes de syntaxe, mais le jury est impressionné par ta performance, alors tu entres en premier cycle, c'est trois ans. Deuxième ensuite, deux ans. Ils te filent ta licence et tu passes les doigts dans le nez le concours pour le cycle trois. Tu continues vers le doctorat durant le cycle d’orientation professionnelle (qu'ils appellent ça!), et tu l'obtiens ce fichu diplôme !

Avec tout ça en poche, t'as envie de changer d'air. Paris c'est classe, mais trop pollué, et toi, t'es un mec de la nature ! Alors... Tu rentres pas en Russie, tu files au Canada avec ton salaire de numéro un, avec ta vengeance sur ton ancienne vie de sans le sous. White Oak Station, c'est là que tu vas ! Tu sais qu'au Canada y'a pas que des caribous et des pancakes, y'a aussi l'Antlantic Ballet Theater... T'essaye d'imiter leur accent avec tes fautes de français, ton piètre niveau en anglais, et tes « r » qui roulent à toutes tes phrases. T'as l'air un peu idiot mais des fois, c'est mignon.

Ta nouvelle vie commence. Tu grimaces quand ton vieux père écris pour avoir des nouvelles de son fils unique, ton rythme est toujours décalé. Tu dors presque pas, tu t'entraînes comme un forcené la moitié de la nuit devant ta grande glace qui juge tous tes mouvements. T'es nouveau dans la troupe, les gens disent de toi que t'as l'air froid. Froid et sympathique comme une porte de prison. T'es le genre de type aux yeux qui glacent le sang et qui met mal à l'aise. C'est vrai que t'es secret, t'es lunatique et depuis l'époque du lycée, tu as choisis « sarcasme » en deuxième langue ! En réalité t'es un type plutôt solitaire, un vrai loup. Quand tu te lies avec le monde extérieur, avec la civilisation, c'est que t'as de bonnes raisons ! Quand t'es... « en confiance » , tu n’arrêtes pas de charrier, t'es taquin, tu aimes l'humour noir. Et t'es pas franchement optimiste envers l'Humanité, même si t'es ambitieux. T'as le sang chaud et tu prends vite la mouche, mais au fond t'as le cœur sur la main, et même si tu ne le dis pas car t'es un homme, ta mère te manque... Beaucoup.