[...] Je cherche ensuite l'Audiovisuelle 1 qui se trouve dans le bâtiment C dédié aux domaines artistiques. J'ai choisi de suivre un cursus dédié au cinéma parce que j'ai toujours adoré ça. Et puis mon cursus scolaire ne me permet pas trop d'aspirer à de grandes et lourdes études. Puis c'est plus moi, ça me correspond mieux et j'aime ça. Bref, je ne regrette pas mon choix. J'arrive enfin dans la salle pile au moment où la sonnerie retentit. Je cherche une place libre et j'en trouve une aux côté d'un jeune homme d'à peu près mon âge. Il semble grand, même assit, et son visage enfantin est encadré par de grandes boucles brunes et soyeuses. Il m'a l'air sympathique. Il lève alors les yeux vers moi et j'accroche de suite avec son regard émeraude. Mon corps ne me répond plus pendant l'espace d'un instant mais je me reprends bien vite avec l'arrivée du professeur. Je m'installe alors à la hâte aux côté du garçon et le cours peut commencer. Après cinq minutes de blabla rasoir et de présentations habituelles du prof, je sens le regard du bouclé sur moi. Et il ne tarde pas plus longtemps à entamer la conversation.
Hey. Je tourne la tête vers lui et réponds à son sourire franc.
Hey, je poursuis en serrant la main qu'il me tend.
Moi c'est Anthony. Anthony Gainsborough enchanté. Je souris. Anthony... Je trouve que ça sonne bien.
Et moi Nahuel. Nahuel Fergusson. Nous passons le reste du cours à faire connaissance plutôt que d'écouter notre enseignant. Voilà qui commence bien. Mais ce n'est pas grave, je suis bien trop content d'avoir rencontré quelqu'un comme Anthony. Je me sens moins seul dans cette ville.
♒ ♒ ♒
J'entends la sonnette retentir et je me dirige d'un pas pressé vers la porte. Ce bruit me fout à chaque fois les chocottes. Il est juste méga glauque. Bref. Je n'ai pas vraiment le temps de tergiverser et j'ouvre la porte à Anthony. Même s'il est en deuxième année, il a accepté de faire un travail avec moi. Nous devons donc faire un court-métrage sur quelque chose qui nous correspond. Moi, j'ai choisi les légendes amérindiennes qui entourent ma famille. Et lui, ça le passionne comme thème. Autant dire qu'on s'est bien trouvés.
Salut. Il passe une main dans ses cheveux bouclés ce qui lui confère une certaine innocence : il retrouve les traits enfantins que j'aime bien chez lui.
Hey. Tu vas bien ? Tranquille. Je trouve notre conversation pitoyable. Je déteste avoir de tels échanges avec les gens, ça me donne l'impression de ne rien avoir d'autre à dire, d'être totalement inintéressant.
Entre, fais comme chez toi. Il me fait un sourire timide, visiblement gêné de s'imposer chez moi. Du moins c'est l'impression qu'il me donne. Il passe le pas de la porte et est parcouru d'un léger frisson. Je réprime un sourire : moi aussi j'ai eu cette sensation en entrant la première fois dans ce lieu. J'avais l'impression d'être le seul à ressentir cette aura négative. Mais il ne dit rien, certainement par politesse. On est certes devenus des... amis, on va dire ça, mais on ne se connaît pas encore assez pour des familiarités quelconques. Il inspecte les lieux du regard un instant et je reste sans bouger dans l'entrée, gêné car je vois bien que notre manoir tout défraîchi ne doit pas correspondre au luxe dont il est habitué (Anthony est riche mais il ne s'en vante pas). On a beau faire plein de travaux avec Terry - et on a d'ailleurs fait du très bon boulot ! - ça reste une antiquité pleine de poussière et sombre à tous les recoins. On retrouve toujours plein de babioles appartenant à grand-mère. Bref, ce n'est peut être pas du meilleur goût à ses yeux, mais l'essentiel est qu'il ne me partage pas son avis, quel qu'il soit. Je ne peux pas m'empêcher d'admirer sa carrure fine et élancée quoi que musclée comme il faut. Ce corps d'adulte détonne tellement avec cette bouille gamine que je suis toujours fasciné en le regardant. Mais je sors de ma contemplation pour aller nous servir deux bières avant de venir le retrouver dans le salon. Je lui tends la bouteille et il la prend en me remerciant d'un signe de tête. Je m'installe ensuite confortablement dans le canapé un peu vieillot que nous avions gardé et je me penche vers la table, saisissant papier et crayon que j'avais préalablement installé.
Bon on commence ?, je demande avec un petit sourire. J'ai hâte de faire ce projet, il m'a tout de suite plu. Et les légendes, quoi de plus intéressant ?
Parle-moi de toi. Je reste interdit un instant. Sa question me déroute. Nous ne sommes pas là pour que je lui raconte ma vie. Je suis complètement pris au dépourvu.
Euh... Comment ça ? Ses fines lèvres s'étirent en un léger sourire attendri.
Ben on va faire un film sur les légendes qui bercent ta famille ? Alors je veux tout savoir. Sur ces histoires, sur toi, sur tout. Je veux mieux te connaître. Je demeure interdit quelques secondes supplémentaires.
C'est juste que ma vie n'est pas très intéressante... Ça ne me dérange pas, bizarrement, de partager mon passé avec lui. Alors que j'aurais détesté le faire avec quiconque d'autre.
Ça c'est toi qui le dis. Puis il y a son sourire bienveillant, son regard intéressé qui me rend important, son ton calme et son attitude respectueuse, dans l'attente d'en savoir plus sur ma personne. Et c'est ainsi que je lui raconte tout, de mon enfance à nos jours, en passant par le décès de mes parents, ma tentative de suicide et ces légendes, toujours ces légendes. On passe la soirée à ça. Je parle et il m'écoute, en silence, ponctuant parfois mon monologue de quelques remarques. Il réagit parfaitement à tout ce que je lui dis, il sourit, il a de la compassion. Il n'en fait pas trop. Juste assez. Il est parfait. Je n'en reviens toujours pas de m'être livré aussi facilement à ce type que je connais à peine. Mais bordel que ça fait du bien !
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Je me sens ridicule. Complètement ridicule. Je me tiens devant sa porte d'entrée, le poing levé, prêt à frapper. J'ai peur. Je suis gelé et trempé par la pluie qui tombe sans discontinuer dans mon cou, dans mes cheveux. Je fais pitié. Je suis pathétique. J'ai honte de me présenter ainsi à lui. Et si ses parents venaient ouvrir ? Non, il m'a dit qu'ils étaient en voyage d'affaire. Je pousse un grand soupire.
Courage. Faut dire que je n'en ai plus beaucoup ces derniers temps. Tout devient tellement bizarre. Ma main frappe trois fois sur la porte de bois massif en face de moi. J'ai l'impression que les coups résonnent dans le silence de la nuit. Il est une heure quinze du matin. Mon coeur bat à mille à l'heure, je suis paniqué. Par ce qui vient de se passer puis parce que j'appréhende sa réaction. J'attends environ une minute devant le perron et, alors que je m'apprête à tourner les talons, la porte s'entrouvre et une tête chevelue dépasse dans l'embrasure.
Nahuel... Qu'est-ce que tu fais là ? A ce moment, j'ai honte. Je me rends compte que pour une histoire absolument stupide je le dérange en pleine nuit, qu'il va se foutre de ma gueule et m'envoyer balader. Anthony n'a pas l'air très fatigué, au contraire il a les yeux grand ouvert, comme si je ne venais pas de le réveiller. Je ne sais pas quoi répondre. Je suis parcouru de tremblements incessants, je claque presque des dents.
Entre. Je m'exécute sans un mot. C'est la première fois que je rentre chez lui. Je m'étais déjà arrêté devant la grande bâtisse mais je n'avais jamais passé le palier. Tout est magnifique. Le parquet est poli et bien entretenu et il s'accorde parfaitement avec le mobilier ancien et certainement très coûteux disposé dans la pièce. Je me rends finalement compte qu'entre chez lui et chez moi, c'est vraiment le jour et la nuit. Aussi ai-je honte de l'avoir amené chez moi à plusieurs reprises.
Tu veux boire quelque chose ? Je me tourne vers lui. Il a l'air sérieux, mais n'a pas l'air de m'en vouloir, ni d'être en colère.
Non... Non merci. Je n'ose pas vraiment bouger ni toucher à rien. J'ai peur d'abîmer ou de salir les choses. Faut dire que je fait peine à voir avec mes airs de chien mouillé vêtu d'un simple jogging et d'un t-shirt noir. Anthony quant à lui est en jean (mais j'imagine qu'il vient de l'enfiler) et en tank top blanc. Il me paraît si grand, si fort, si sûr de lui en cet instant.
Je... Je n'aurais pas dû venir. Désolé. Il revient au salon avec deux verres d'eau et m'en tend un. Je le prends sans réfléchir.
Mais tu es là. Installe-toi et raconte. J'hésite encore un moment et je m'assied au bord d'un des canapés noirs.
Tu vas me prendre pour un fou. Il me lance un sourire bienveillant en s'installant à côté de moi, à ma droite.
Mais non. J'avale difficilement ma salive. Je suis ridicule.
Je... Je crois qu'il y a quelque chose avec le manoir. Je marque une courte pause, cherchant les bons mots pour lui exposer la situation sans paraître pour un échappé de l'asile.
Depuis qu'on s'est installé, je me sens mal à l'aise dès que je passe le pas de la porte. J'en sais rien, c'est comme si la maison dégageait une mauvaise aura, tu vois ? Il hoche la tête, le plus sérieusement du monde, comme si ce que je disais n'avait pas ni queue ni tête.
Et... C'est de pire en pire. Et cette nuit, je suis descendu me prendre à boire et j'ai entendu des bruits venant de la cave. Comme si quelque chose était enfermé à l'intérieur et qu'il voulait sortir. J'ai demandé si c'était mon frère mais personne ne m'a répondu. J'ai alors pensé à un chat ou quelque chose comme ça mais on n'ouvre jamais la porte et puis... par où serait-il passé ? Et dès que j'ai haussé la voix il y a eu un silence. Alors j'ai enfin cru que ce n'était que le fruit de mon imagination alors je suis remonté me coucher. Sauf que... Je commence à trembler. J'ai tellement pitié de moi et honte de lui offrir un pareil spectacle. Mais je ne peux pas m'en empêcher. J'ai besoin de dire ça à quelqu'un.
Ça va aller. Sauf que j'ai commencé à entendre plein de courants d'air venant du rez-de-chaussée. Mais c'était impossible car les fenêtres étaient toutes fermées... Et puis une porte à commencé à grincer, puis à claquer. Et là, je sais pas, j'ai paniqué. Je dois me faire des films, être trop plongé dans mes légendes mais bordel Anthony j'ai peur. Je... Grand-mère refuse de me croire et Terrence... Ça sert à rien de lui parler de toute façon. Alors j'ai pensé à toi et... Je soupire, je tremble toujours plus sous le coup de la panique.
Tu as bien fait. Je dévisage Anthony. Il ne me prend pas pour un fou. Non, il me prend très au sérieux ! Je suis soulagé, mais je continue de repenser à toute cette histoire, et j'ai peur.
Chhht, ne t'inquiètes pas. Je suis là maintenant. Il passe un bras autour de mon épaule et me sert contre lui. Ma tête repose sur son torse et j'écoute les battements de son coeur. Je suis bien. Je me calme peu à peu. Sa main gauche vient caresser doucement mes cheveux. Je sais que cette situation est étrange, qu'elle n'aurait jamais dû se produire entre deux amis. Mais je ne veux pas me poser d'avantage de questions pour le moment. Je me laisse berce par son rythme cardiaque et je respire son odeur. Je m'endors.
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Ma dispute avec Terry me hante. Je ne pense plus qu'à ça. J'ai été stupide, je sais. Mais je n'en pouvais plus. Toute cette histoire de livre stupide me prend la tête depuis que je suis gosse. Trop de secrets, de mystères, de mensonges. C'est à cause de cette connerie que l'on s'est éloignés, Terrence et moi. Alors j'ai craqué, voilà tout.
Tu fronces encore les sourcils. Par réflexe, mes traits se détendent et un léger sourire étire mes lèvres. Je sens sa main passer dans mes cheveux, encore et encore. Anthony et moi sommes à moitié allongés dans le canapé de son salon. Ses parents sont encore absents, pour voyage d'affaires.
Désolé, je devrais pas t'embêter avec mes histoires. On parle toujours de moi... Je tourne vers lui mon regard désolé, et il me sourit en retour.
J'aime bien t'écouter. Je lève les yeux au ciel en rigolant, puis je détourne le regard. Sa remarque me fait stupidement rougir. Et j'arrive pas à comprendre pourquoi. Enfin si, peut être que si... Mais je ne préfère pas y penser pour l'instant.
Et puis ma vie n'est pas très passionnante, tu vois... Je suis seul dans cette maison immense les trois-quarts du temps. Je lui envoie un regard désolé.
Tu pourrais venir vivre chez nous, j'suis sûr qu'on te trouverait de la place ! Dans ta baraque hantée, là ? Non merci. Il tire la langue d'un air taquin. Tony m'a bien aidé ces derniers temps. On a continué à bosser sur notre projet concernant les légendes et on a visité le manoir pour percer ses mystères. On n'a encore rien trouvé là-dessus mais ça me fait du bien de faire ça, et d'avoir quelqu'un qui croit en moi, qui ne me prend pas pour un fou.
Ou alors... Ou alors c'est moi qui vient chez toi ? Et je repars juste avant que tes parents reviennent ? Il semble vouloir protester, mais il se ravise. Mon cœur bat un peu trop vite dans l'attente de sa réponse. De toute façon, Terrence et moi sommes en froid, je hais ce foutu manoir et, au final, nous sommes aussi seuls l'un que l'autre.
Ok. Je hausse les sourcils, surpris. J'étais persuadé qu'il dirait non, qu'il trouverait ma proposition étrange.
Sérieusement ? Oui, c'est d'accord. Je ne peux pas empêcher un large sourire de s'emparer de mes lèvres. Je me sens subitement allégé d'un poids. Il rigole en me voyant. Puis son regard s’adoucit et j'ai l'impression que ses yeux sondent mon âme en quelques secondes. Puis ses lèvres sont sur les miennes. J'ai un premier réflexe de recul, parce que je ne m'y attendais pas. Pas à cet instant du moins. Mais la seconde d'après, je lui rends son baiser. Fiévreusement. Je me redresse sans rompre le contact et je passe une main dans ses boucles brunes. Je ne veux pas qu'on se sépare, plus jamais. Je veux qu'on reste ainsi, dans les bras l'un de l'autre. Je n'ai jamais réellement songé à la bisexualité. Du moins pour moi-même. Mais à cet instant je m'en fiche. Je n'ai jamais été aussi heureux. C'est alors que je sens une de ses mains quitter ma nuque et glisser le long de mon torse. Elle se glisse sous mon t-shirt et presque sans réfléchir, je le laisse me l'enlever. Puis je retrouve ses lèvres. Les quelques secondes passées sans les embrasser m'avaient déjà laissé en manque. A mon tour, je défais les boutons de sa chemise. Maladroitement. Mais mains frôlent son torse. Je commence à embrasser son cou. Je me sens vivre. Pour la première fois depuis longtemps. Je suis vivant et heureux.
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Ma valise est déjà dans le van, finalement retapé, et mon sac à dos est glissé sur mon épaule. Je jette un dernier regard dans le salon. Il n'est toujours pas accueillant, malgré tous les efforts qu'on a pu faire, Terry et moi. J'ai la boule au ventre, rien qu'en repensant à grand-mère et lui. Mais j'ai le cœur léger. Vous me prendrez peut-être pour un égoïste, mais je sais que ma place n'est plus ici. Je me sens vide depuis quelques mois. Je ne ressens plus rien. Même avec Anthony. Les choses ont changé, tout simplement. Alors je pars. Sans regarder en arrière. Sans un au revoir. Sans prévenir qui que ce soit. Je disparaît. Je me dirigerais vers le sud. Passé la frontière, j'irais en Arizona, retrouver l'ancienne maison de grand-mère. Là-bas je tenterais de me retrouver, de me ressourcer. J'ai besoin de connaître mes origines. De me plonger une ultime fois dans les légendes de ma famille. Je ferme la porte derrière moi et descend du perron. Je marche lentement vers mon combi et je l'ouvre. Je jette mon sac sur le siège passager. Le soleil se couche à l'horizon et le quartier est tranquille, comme toujours, simplement bercé d'une auréole orangée. Un dernier regard au manoir, grand, imposant, effrayant, et je rentre dans le van, claque la portière, et démarre. Bientôt, j'aurais quitté White Oak Station.