KEIRA'S THEME.
Y a cette musique qui résonne dans mon esprit et qui me dit d’avancer. Que c’est pas grave, et que de toute façon rester bloquée dans le passé ne mènera à rien. Cette putain de musique qui me fout les larmes aux yeux quand je pense au temps où, sur les chaussures de mon père bien trop grandes pour moi, on dansait et on riait sous le ciel étoilé. Regretter est la pire chose qui soit, ça nous ronge, nous détruit, nous étouffe. Il faut avancer parce qu’il y a ces jolis yeux qui me regardent, ce sourire d’enfant qui m’oblige à me battre. Cette petite qui n’a pas demandé à vivre à qui j’ai imposé l’existence, qui ne doit jamais me reprocher de l’avoir fait. La haine et la douleur, j’ai pas assez de temps pour les ressentir. C’est le bonheur et l’amour qui me rendent vivante, qui me rendent immortelle. Alors cessons de gâcher notre temps, et avançons sans jamais plus regarder en arrière. Je suis invincible.Toute notre vie on se demande comment on en est arrivé là, et si on aurait pu faire en sorte que les choses soient différentes. Mon histoire commence loin de White Oak Station, là où les gens veulent la paix mais ne connaissent que la guerre. J’ai souvent demandé à mes parents pourquoi il n’y avait pas d’enfants plus âgés que moi, et ils me répondaient toujours qu’une telle vie, ce n’était pas pour les enfants. Je ne peux pas sortir de la base militaire sans eux, parce que le monde dehors était hostile. Les murs de fer et de béton sont ma prison, prisonnière de la vie et des choix de mes parents. J’erre sans but parmi les couloirs froids, ne parlant qu’aux militaires ivres ou malheureux qui déversent sur moi toute l’affection dont ils ont besoin. Eux ils n’ont pas leurs femmes et leurs enfants, qui les attendent sagement à la maison. Moi, je suis née entre ces murs et mes parents n’ont pas envisagé de me laisser à la maison. Quand on me demande si je ne me sens pas seule, je réponds que je ne sais pas ce que c’est que d’avoir des amis, et donc de se sentir seule. Parfois, je dessine sur des feuilles blanches des soleils et des sourires, et je recouvre les murs de la base. Les militaires et les employés ne pouvent se résoudre à les enlever, car ils disent que ça éclaire leur quotidien. Ils m’ont surnommée « Ash-Shams » qui signifie « Le Soleil » en arabe. Mon père est originaire de White Oak Station aux Etats-Unis, et ma mère de Tunisie. Ils se sont rencontrés ici-même, il y a quatorze ans. Trois ans après leur rencontre et leur miraculeux coup de foudre, ma mère est tombée enceinte. Comme elle est allée à l’encontre des préceptes de sa religion et de sa famille en devenant militaire, elle a décidé d’accoucher à la base et de ne pas le dire à mes grands-parents qui ne connaissent même pas mon existence. Parfois elle me parle d’eux le soir, avant que je m’endorme. Elle me raconte comment c’était la vie en Tunisie, et mon père me parle de White Oak et de sa famille à lui. Il me parle d’Alynna, ma cousine, que j’ai vu une fois quand j’étais petite. Je ne m’en souviens plus, mais il m’a promis que je la verrai encore.
Le Pakistan. Ma mère m’a formellement interdit de sortir sans être accompagnée, comme d’habitude. Mais elle insiste sur le fait que c’est important, cette fois. J’acquiesce, mais mon cœur me hurle de faire l’inverse. J’ai besoin de liberté. Contre toute attente et alors que personne ne traîne dans le coin, je quitte la base et me promène discrètement aux alentours, ivre de découvrir ce monde qui m’est inconnu. Le ciel est pour moi une chose encore bien abstraite qui prend à présent tout son sens. Je me sens minuscule devant l’immensité de ces paysages ensoleillés. Pourtant bien vite je comprends que j’ai marché sans faire attention à la route et que je suis perdue. Paniquée, je sursaute au moindre bruit et regarde avec effroi le soleil décliner à l’horizon. Mes parents doivent être en train de me chercher et je n’ose même pas imaginer la punition que je recevrai … Si j’arrive à entrer. Je rentre de plein fouet dans quelqu’un et pousse un cri terrifié, me protégeant avec mes mains. Mais comme il ne m’arrive rien, je me risque à ouvrir les yeux et découvre devant moi un petit garçon qui semble plus jeune que moi. A moins que cela ne soit qu’une apparence, car son regard en dit long sur ce qu’il a vécu. Je me relève et époussète mes vêtements, avant de lancer d’une voix suppliante :
« Je m’appelle Keira ! S’il te plait il faut que tu m’aides, je dois retourner le plus vite possible à la base militaire américaine, tu sais où elle est ? » Il me toise, sourit un peu et je souris aussi. Hassan il s’appelle. Il a neuf ans et il vit ici, et il me raccompagne gentiment. A ses côtés, je me sens étrangement bien. Je ne sais pas si c’est sa main qui tient la mienne, ou le fait d’avoir quelqu’un de mon âge à mes côtés tout simplement. Et alors je comprends tout ce que je perds à suivre mes parents à travers le monde, toutes ces choses que les enfants de mon âge connaissent et que je ne connaîtrai jamais dans ces conditions : l’amitié.
« Sois sage, d’accord ? On se reverra, je te le jure. » J’acquiesce et fais un petit signe de la main, en regardant la voiture disparaître dans l’allée. Je me retourne vers mon oncle, ma tante et ma cousine Alynna. Demain, j’entre au collège et une nouvelle vie débute pour moi. Je ne sais pas si je suis heureuse ou effrayée, à moins que ce ne soit les deux en même temps.
« Tu viens Keira ? Je vais te montrer ta chambre ! » lance ma cousine avec un sourire en s’emparant de ma valise. Mon oncle intervient :
« Attend, je prends la valise. » il dit, et il nous suit dans les escaliers. Alynna et moi on rigole en grimpant et en courant, parce qu’on est contentes de se rencontrer et de vivre ensemble. Parfois je pense à Hassan, et je me dis que si je ne l’avais pas rencontré, rien de tout ça ne serait arrivé. J’aimerais lui écrire pour lui dire que je suis heureuse et que je pense à lui, et que j’espère de tout cœur qu’il est heureux. En grandissant, Hassan devient mon emblème de l’amitié, même si les contours de son visage et le son de sa voix deviennent flous, un songe lointain que j’aurais trop laissé échapper. Alynna a beaucoup de succès au lycée, et j’espère que ce sera également le cas quand j’y serai. Mes années collège se passent sans aucun problème, j’obtiens d’excellents résultats et mon oncle et ma tante disent qu’ils sont fiers de moi. Mais quand même, ce n’est pas pareil que des parents. J’aimerais que mes parents me serrent dans leurs bras, qu’ils me disent :
« Je t’aime Keira. » et qu’ils pleurent avec moi quand ça ne va pas. Je n’ai pas le droit d’être égoïste, c’est ainsi qu’ils sont heureux. Qui suis-je pour vouloir les priver de leur bonheur ? Ils vivent pour ce qu’ils croient juste : la paix. La guerre n’apporte pas la paix, mais ils sont convaincus que si et ils se lèvent le matin pour cette raison. Je ne peux pas me permettre de dire ce que je pense, d’entraver leur route. Mais quand même, la vie c’est difficile : où que je sois et quoi que je fasse, je serai toujours privée des gens importants pour moi.
J’adore sa façon de me regarder, de me sourire quand il me croise, j’adore quand il m’envoie des mots sur des petits bouts de papier pour me dire que je suis jolie. Celui que j’avais pris pour un sportif sans cervelle semble être un garçon doux et attentionné, un peu trop superficiel devant ses amis pour se donner un genre. Et sans vraiment le vouloir, j’en tombe amoureuse. Chaque jour qui passe, je me réveille avec des papillons dans le ventre et cette excitation peu commune qui me donnent envie d’aller au lycée. Je deviens capitaine de l’équipe de pom-pom girl parce que je lui ai promis, et j’arrive encore à avoir de bonnes notes. La chance semble me sourire comme elle a souri à ma cousine avant moi. Il m’invite à une soirée et, même si je n’aime pas vraiment ce genre de fêtes remplies de gens qui ne pensent qu’à boire jusqu’à vomir leur dégout pour la vie, j’accepte. Je me dis que ce sera ma véritable chance d’avoir enfin celui que j’aime, celui que toutes les filles veulent mais qui ne veut que moi. L’occasion de lui prouver qu’au fond, je ne suis pas bien différente de lui … En apparence. Mais cette soirée, je la regrette bien vite. Savez-vous ce qu’est une fille amoureuse ? Une idiote. Une bonne à rien, et surtout à faire des conneries. Après quelques verres il commence à me peloter et je le repousse gentiment.
« T’es juste une allumeuse Keira ! » il me dit, l’air déçu. Ce reproche est comme un coup de couteau dans le cœur. Je secoue la tête.
« Je t’aime, c’est juste que … Je ne suis pas à l’aise, ici. » je dis, regardant autour de nous. Il y a plein de monde, comment être à l’aise ? Il éclate de rire, m’entraîne par la main et nous sortons dans le jardin. Nous avons fait l’amour dans le pire endroit qui soit : la cabane à outil des parents de son meilleur ami. J’ai pleuré toute la nuit, tant cette première expérience a été horrible et douloureuse. Quelque chose en moi s’est brisé cette nuit-là, sans doute mes belles valeurs de l’amour. Mais le pire, c’est sans doute qu’il ne s’est pas protégé et qu’il a dit que ce n’était pas grave.
« Bon et bien le mariage est arrangé pour les vacances, juste après la fin de sa terminale. D’ici là tiens-toi tranquille, tu nous as beaucoup déçus. » Je plaque ma main sur ma bouche et, en larmes, cours jusqu’aux toilettes les plus proches, nauséeuse. Cela fait bien longtemps que les nausées sont terminées, j’en suis à un stade avancé de ma grossesse. Pourtant, cette phrase me rend malade. Non seulement mon adolescence est gâchée, mais en plus je vais me marier et j’ai déçu mes parents. Qu’est-ce qui pourrait bien m’arriver de pire, encore ? Ils sont revenus à White Oak pour cette seule et unique raison et me font largement comprendre jour après jour que tout est de ma faute. Seule ma cousine tente encore de me donner du courage, d’adoucir un peu ma peine trop lourde à supporter. Je ne vais plus au lycée, je prends des cours à la maison parce que dehors, le regard des gens est insoutenable. On voit en moi une traînée méprisable qui couche avec n’importe qui et ne prends même pas la peine de se protéger. Mon unique réconfort, c’est de me dire que lui aussi va payer. Je l’aime mais par-dessus tout je le déteste, et il est maintenant lié à moi pour toujours, et pour toujours il pourra regretter ce qu’il a fait. Suis-je un monstre de penser ça ? Parfois, la nuit, il rentre par la fenêtre en cachette et vient s’allonger avec moi. Il ne me touche pas, il dit qu’il trouve ça bizarre. Je ne crois même pas qu’il m’aime encore. Il culpabilise simplement de me faire vivre cet enfer, et ça le rend humain. Alors moi je culpabilise de le faire culpabiliser volontairement.
« Si c’est un garçon, comment tu veux qu’on l’appelle ? » il demande. Je hausse les épaules et me mords la lèvre. « Hassan ! » je lance joyeusement. Mais devant son incrédulité, je soupire.
« Laisse tomber. Et si c’est une fille, je veux l’appeler … Selina. » Il hoche la tête et caresse mes cheveux pensivement. Je ferme les yeux, profitant de ces rares élans d’affection.
« MAIS OUI MAIS VAS-Y, CASSE-TOI ! » je hurle, folle de rage. Il a l’air profondément choqué que je hausse la voix devant lui, alors qu’il m’a toujours vue calme. Dans l’encadrement de la porte, Selina nous regarde timidement, serrant son ours en peluche contre elle.
« Retourne te coucher Selina ! » j’ordonne, au bord du désespoir.
« Vous vous aimez plus ? » elle demande de sa voix d’enfant, et c’en est trop pour moi. Je fonds en larmes et essuie rageusement celles qui inondent mon visage.
« Je vais faire mon sac et y aller, d’accord ? » Je ne prends pas la peine de répondre. Le monde tourne autour de moi, j’ai l’impression de me sentir tellement légère que je pourrais m’envoler. Je me laisse tomber sur le canapé et pleure toutes les larmes de mon corps. Une petite main se pose sur mon genou, mais je n’ai pas la forme de la prendre dans la mienne. Je n’ai plus de force pour rien. Peu à peu, je sombre dans les bras de Morphée. Quand je me réveille le matin, je trouve devant moi un plateau avec un bol rempli de jus d’orange et une fleur dans un verre d’eau. On ne met pas de jus d’orange dans un bol, mais je trouve l’attention trop mignonne pour disputer Selina. Elle est assise dans l’angle de la pièce et dort profondément.
« Je suis une mauvaise mère … » je grogne, en me levant pour aller la chercher. Je l’allonge sur le canapé et la recouvre d’une couverture, avant de déposer une couverture sur son corps frêle.
« Je t’aime mon ange. Je t’aimerai toujours. » je murmure en embrassant son front. Elle remue à peine, trop épuisée pour se réveiller. C’est à moi de m’occuper d’elle, pas l’inverse.