Juillet 2015 Il ouvrit les yeux. Ses paupières papillonnèrent un instant. La lumière du jour pénétrait par la fenêtre de la chambre d’hôtel. Faible, elle se frayait un passage entre les rideaux fermés. Des milliers de petites particules de poussières dansaient dans ce brin de lumière. « La poussière est d’or… » Pensa-t-il. « Et l’or est poussière… » La poudre des ordures revêt ses plus beaux habits lorsqu’elle traverse la lumière. Elle brillait. Elle scintillait. Chatoyait. Cela lui faisait penser à de la neige étincelante. Une de celle qui ne fond jamais. Des petits flocons éternels. Immortelles. Une fois formée, la poussière restait là à jamais. Elle s’entassait sur le sol, les meubles, les bibles, les souvenirs …
Il respira profondément et s’étira dans les draps blancs et aseptisés des hôtels. Cela ne faisait que quelques jours qu’il était arrivé à White Oak Station. À son arrivée dans cette ville, il avait préféré envoyer un message écrit à son ex-femme plutôt que de l’appeler. Il n’avait pas la force d’entendre le son de sa voix : triste et torturée. Le soir où il était arrivé, il avait loué une voiture et il s’était rendu à l’adresse où il envoyait les chèques ces derniers mois. Il était resté assis dans le véhicule pendant de nombreuses heures. Ou peut-être quelques minutes. Il ne s’en souvenait plus. Il avait fixé l’immeuble. À chaque fois qu’une lumière s’allumait ou s’éteignait dans les appartements, il s’imaginait que c’était elle. Il n’eut pas le courage d’aller frapper à sa porte ce soir-là. Il alla alors dans un bar. Il prit un verre de vin et il écrivit tout ce qui lui passait par la tête.Il se m’y également à chercher des maisons...
Le lendemain, il avait repéré des villas à vendre dans le quartier résidentiel et des appartements à acheter non loin de là où elle habitait. Il s’était dit qu’il fallait qu’il en achète un bien le plus vite possible afin de rebâtir son foyer. L’après-midi, il visita une maison familiale : quatre chambres, un grand espace à vivre, un grand jardin… « Vous êtes mariés ? » Lui avez alors demandé l’agent immobilier. « C’est vraiment la maison idéale pour un jeune couple avec enfant. » Idéal ? C’était cela qu’il cherchait. Et pourtant, cette maison était-elle vraiment idéale ? Charlotte aimerait-elle ce parquet en bois sombre dans le salon ? Aimerait-elle l’architecture néo-classique ? Peut-être préférait-elle une maison plus contemporaine ? « Non, je suis en instance de divorce. » Répondit-il enfin à l’agent immobilier. Ce dernier sembla ne plus savoir où se mettre.Enzo tourna les talons et s’en alla. Cela ne servait à rien de construire une nouvelle vie sans l’avoir revu. Voudrait-elle encore de lui ? Et si finalement elle avait quelqu’un dans sa vie ? Idiot. « Tu as peut-être tout plaqué pour une femme qui ne t’aime plus ». Cette simple pensée lui fendit le cœur. Il se sentit nauséeux. Ses mains furent moites tout le reste de la journée.
Ce soir-là, il se gara de nouveau face à l’immeuble de Charlotte. Il fixa les fenêtres et puis quelque chose attira son attention vers la porte d’entrée. Une jeune femme blonde avec un couffin venait de sortir. Elle semblait galérer à refermer la porte et à porter l’enfant en même temps. Une véritable mère célibataire. Une magnifique mère célibataire. Sa Charlotte. Il se figea. Chacun de ses muscles se tétanisa. Seul son cœur était libre de tout mouvement, et il semblait faire s’être lancé dans un marathon. Plus d’un an qu’il ne l’avait vu... Elle jetait des regards aimant vers le couffin. Les commissures de ses lèvres s’étirèrent pour former un large sourire. Si doux. Si aimant. Il eut envie de sortir de la voiture, de la poursuivre. Il aurait voulu pouvoir la rattraper dans la rue. L’étreindre. L’embrasser. Renifler l’odeur de ses cheveux de lins. « Lâche ! » se dit-il. Il n’arriva pas à sortir de la voiture. Il avait trop peur de son rejet. Et il ne voulait pas être humilié au beau milieu de la rue.
Alors ce matin-là, lorsqu’il s’éveilla il décida de se lancer. Le temps était venu. Hier soir, il avait compris qu’elle lui avait manqué. Et sa fille… cette petite chose dans le couffin qu’il n’avait même pas pu apercevoir. Il passa sa journée à lire. De temps à autre, il relevait les yeux vers l’horloge de la chambre d’hôtel. Il s’était dit qu’il irait en fin d’après-midi. Elle devrait être revenue de son travail à ce moment-là. Les minutes lui parurent être des heures et les heures des journées entières. Finalement, la vieille horloge imitant un modèle du XXIIIe siècle sonna six heures. Il se redressa, attrapa les clefs de voiture de location et jeta un dernier regard dans le miroir avant de sortir. Était-il présentable ? Il portait une chemisette en lin beige, parfaite pour l’été, qui tranchait avec la couleur brute de son jean. Il passa une main sur son visage harassé par le stress. Le trouverait-elle toujours à son goût ? Il avait vieilli. Des rides se formaient autour de ses yeux. Et elle, elle n’avait pas changé. Toujours cette même jeunesse. Cette même fraicheur. Il prit de nouveau peur. Il ne voulait pas qu’elle le rejette. Il ne l’aurait pas supporté.
Lorsqu’il se gara devant chez elle, il se surprit à supplier pour qu’elle ne soit pas là. Paradoxe. Juste au moment où il pénétrait dans l’immeuble une personne en sortie et il put se faufiler au travers de la porte sans sonner à l’interphone pour qu’elle lui ouvre. L’adresse où il lui envoyait les chèques était gravée dans sa mémoire. Il la connaissait par cœur… Arrivé devant la porte, il hésita encore de longues secondes. Lors qu’il avança la main pour appuyer sur la sonnette son cœur fit un raté. Il venait d’atterrir dans son estomac et lui donnait la nausée. Sa gorge était sèche. Derrière la porte, il entendit du bruit. Quelqu’un regarda par le judas. De nouveau le temps sembla se figer. Elle l’avait vu n’est-ce pas ? Elle n’allait pas lui ouvrir ? « Charlotte… » arriva-t-il à articuler avec peine. « Charlotte … » dit-il encore. « Je sais que tu es là. » Finalement, la porte s’ouvrit. Le souvenir de ce jour de novembre où elle lui avait semblé être une apparition lui revint en tête. Elle était son « fantôme » maintenant … mais il allait la faire revivre. Il le fallait … « Charlotte je … » Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Ce n’était pas qu’il ne savait pas quoi dire. Non. Les morts se bousculaient par millier pour sortir de sa bouche. « Tu me manques » finit-il simplement par dire calmement. « Tu me manques Charlotte ! » répéta-t-il une seconde fois de manière plus affirmée.
Dernière édition par Enzo C. Artman le Dim 5 Juil - 9:48, édité 2 fois
✻✻✻ Comme chaque matin, elle avait emmené Alaska à la crèche. Comme chaque matin, elle avait ressenti un pincement en regardant sa fille s’éloigner avec une autre femme. Comme chaque matin, elle se sentait coupable de la laisser ici pour aller travailler. Elle aurait aimé passer ses journées en sa compagnie, profité pendant qu’elle le pouvait encore. Elle avait simplement eu envie de prendre son indépendance, de ne plus compter sur l’argent qui lui était donné, que ce soit celle d’Enzo pour Alaska ou l’argent que continuait à lui envoyer chaque mois son père. Elle avait eu envie de pouvoir se montrer adulte. Depuis quelques mois, elle travaillait avec Azel, sa meilleure amie. Elle aurait voulu faire autre chose de sa vie, continuer ses études et avoir un diplôme mais elle se plaisait dans cette petite boutique. Elle aimait conseiller les gens, les aider. « Je la récupèrerais un peu plus tard aujourd’hui, ça ne pose pas de problème ? » La directrice secoua la tête et Charlotte avait pris le chemin de son travail.
« Je peux vous aider ? » avait-elle demandé à une cliente. Elle adorait conseiller, c’était sans doute ce qu’elle préférait dans le fait d’être vendeuse dans cette petite boutique de couture. En fond sonore, on pouvait entendre la machine à coudre d’Azel. Le petit cliquetis des aiguilles avait quelque chose d’apaisant pour Charlotte. Elle aimait partager une de ses passions avec d’autres. Elle avait toujours apprécié les vêtements et ne compter plus le nombre de virées shopping qu’elle avait pu faire. Ses placards regorgeaient de robe, de pantalon, de chaussures et d’autres pièces qu’elle appréciait toujours plus. Conseiller les femmes et les hommes lui permettait de rencontrer du monde, d’échanger et de découvrir de nouveaux styles. Sa curiosité était poussée au maximum dans ce genre de situation. « Si vous portez cette robe, je vous conseille d’ajouter une ceinture pour marquer votre taille. » Le plus souvent, les femmes cherchaient le compliment, le conseil pour embellir leur tenue. Les hommes venaient pour des retouches, pour recoudre leur costume, parfois pour un cadeau, parfois pour des conseils. Elle voyait défiler plusieurs types de personnes et elle adorait ça.
Elle avait quitté le travail à la même heure que d’habitude. Dans sa voiture, celle qu’elle avait gagnée lors d’une loterie, celle qui l’avait emmenée dans l’Ontario pour des vacances méritées. Elle s’était rendue au supermarché. Sa liste sous les yeux, le caddie dans sa main, elle avait déambulé dans les rayons. Des couches, du lait en poudre, de l’eau minérale, des petits pots, de quoi remplir le réfrigérateur. Elle venait ici chaque semaine. En vivant seule, elle devait s’occuper de toutes les tâches. Faire les courses était celle qu’elle préférait. Elle se faisait plaisir, elle pouvait acheter ce qu’elle voulait. Elle avait pris ses habitudes, elle choisissait sa caissière même. Elle lui demandait chaque fois des nouvelles d’Alaska. « Elle va bien, très bien même. Elle grandit tellement vite. » Le temps était passé si vite depuis qu’elle était née, Charlotte n’avait rien vu.
Elle avait finalement récupéré Alaska à la crèche après avoir terminé ses courses. Une fois que tout fut rangé, qu’Alaska fut lavé et nourrit, Charlotte pu se préparer son propre repas. Tous les soirs, elle enchaînait les mêmes gestes, la même routine. Elle écoutait le son de la télévision d’une oreille, de l’autre elle prêtait attention à sa fille jouant dans son parc. Elle s’était mise en pyjama, un pantalon noir assorti à son haut, un petit nœud blanc sur le top, un plus gros pour le pantalon. Rien d’extravagant. Elle avait prévu une soirée simple, posée chez elle. Elle avait mis Alaska au lit, à l’heure habituelle. Il lui fallait un bon rythme. Charlotte lui chantait une berceuse d’une voix douce, pour l’aider à s’endormir. Elle ne s’était pas encombrée avec un appareil faisant de la musique. Elle préférait que sa fille profite du son de sa voix. Elle préférait passer plus de temps avec sa fille. « Bonne nuit, jolie princesse. Maman t’aime. » Déposant ses lèvres sur le front de la petite fille paisiblement endormie, elle se surprit de sourire avec béatitude. Dix mois après, cette enfant lui procurait toujours un effet magique. Un regard suffisait pour qu’un sourire s’affiche, pour être apaisée. Elle n’aurait jamais imaginé être capable de ce qu’elle avait accompli jusqu’ici. Mettre en parenthèse sa vie, sa jeunesse, ses rêves pour un enfant dont elle n’avait appris l’existence que le jour de sa naissance. Elle n’aurait jamais imaginé ressentir tant de bonheur. Elle quitta la chambre d’Alaska, la refermant délicatement. Elle avait accroché le babyphone à la poche de son pantalon de pyjama, sa fille était en permanence avec elle. Mère poule dans l’âme, sans doute. Elle ne voulait pas reproduire les erreurs de sa propre mère. Elle voulait protéger sa fille, lui offrir tout ce qu’elle souhaitait. Charlotte avait un œil sur elle, elle ne voulait rien manquer. Son premier mot, ses premiers pas. Elle ne faisait que babiller, que se déplacer à quatre pattes. Charlotte était à présent seule dans son appartement. Elle avait terminé de ranger les jouets d’Alaska. Elle s’apprêtait à s’installer dans le canapé, son dernier livre acheté dans les mains, quand la sonnette retentit. Elle n’attendait personne. Ses amis ne venaient jamais sans prévenir. Un regard à travers le judas et Charlotte se figea. Elle avait forcément mal vu, elle s’était obligatoirement trompée. Ce ne pouvait pas être lui. Lui. Enzo. Cet homme qu’elle avait profondément aimé, qu’elle n’avait pas revu depuis plus d’un an. Sa voix, celle qui l’avait d’abord séduite, avait retenti. D’un tour de clé, elle avait déverrouillé la porte. Elle l’avait ouvert, plongeant ses yeux dans le regard bleu de son visiteur. Ce même regard qu’elle avait tant cherché lors des cours qu’elle suivait. « Qu’est-ce que tu fais ici Enzo ? » Elle était surprise. Surprise de sa venue, surprise de le voir sur le pas de sa porte. Surprise de la savoir à White Oak Station. « Pourquoi ? Pourquoi tu es venu ici ? » Elle s’était juré de ne pas retomber dans les bras d’un homme comme lui. Dans ses bras à lui. Elle avait souffert de ne pas l’entendre lui dire qu’il l’aimait. Elle avait trop longtemps partagé, trop longtemps souffert de la situation qu’elle avait vécu en silence. Enzo lui avait tellement manqué. Elle n’avait sans doute jamais cessé de penser à lui mais elle ne pouvait pas prendre le risque. Elle ne voulait plus. Elle se devait de protéger Alaska. Qui sait s’il n’était pas là pour quelques temps avant de mieux repartir.
« Je suis belle, ô mortels ! » entendit-il résonner dans sa tête. Oui. Elle était d’une beauté renversante. De celle qui n’avait pas besoin d’artifices. Cette magnificence qui faisait oublier un temps que le monde était hideux. Il détailla ses formes comme s’il la voyait pour la première fois. Il observa les plis du tissu sur sa poitrine arrondie, les plis qui accentuaient gracieusement sa taille. Il eut envie de saisir ses hanches, de dessiner ses courbes avec ses mains. Réapprendre à connaitre de son corps. Sa peau était-elle marquée par la naissance de leur fille ? Si c’était le cas, il aurait baisé chacune de ses cicatrices. Avait-elle encore les quelques rondeurs de la grossesse ? Elle n’en avait pas l’air, mais si c’était le cas il les aurait caressés doucement… Il aurait dû être là après cette épreuve, mais il avait été un véritable couard …
Elle paraissait totalement ébahie par sa présence. Pouvait-il lui en vouloir ? Plus d’un an qu’ils ne s’étaient vus. Une incompréhension sembla d’emblée s’immiscer entre eux. Elle lui demandait ce qu’il faisait ici et pourtant il lui avait répondu. Elle lui manquait. Peut-être aurait-il dû lui dire qu’elle lui manquait parce qu’il l’aimait. Oui. Il aurait dû lui dire cela. Elle lui demanda encore pourquoi il était venu. Il lui avait pourtant répondu également. Elle lui manquait. Ils étaient deux sourds consternés par la présence de l’autre. Enzo ferma les yeux un instant et passa une main sur son visage fatigué. Était-il en train de rêver ? Cette situation lui semblait être un songe. Il avait l’impression qu’il pouvait crier sur les toits qu’elle lui manquait … Elle n’aurait rien entendu. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il s’attendait à voir la porte et non elle. Il se disait qu’il venait de fantasmer leurs retrouvailles, mais lorsque ses paupières découvrirent ses iris azurés, il se retrouva de nouveau devant son minois marqué par la surprise. Ce n’était pas un rêve et elle espérait une réponse plus claire.
« Je suis venu, car nous devons parler. Laisse-moi entrer s’il te plait. Je ne veux pas avoir cette conversation dans le couloir de ton immeuble. Je sais que tu as toutes les raisons de refuser, mais ...ce que j’ai à te dire est important.» Il fit alors un pas vers elle. Il pouvait sentir de la chaleur irradier de son corps. Sa propre enveloppe charnelle se mit à bouillir avec ardeur. « Et puis, j’aimerais aussi rencontrer ma fille ... Je ne veux plus perdre de temps. » Sa main s’avança vers sa joue et la caressa doucement. Le contact avec son épiderme l’électrisa. Il ne pouvait plus nier l’effet qu’elle lui faisait. Le simple fait de toucher sa peau le rendait fou. Elle le tenait vraiment par son cœur. Elle ne le savait peut-être pas à cet instant, mais elle aurait pu le détruire, le mettre en miette. Sans qu’il s’en rende compte, son autre main se logea dans le creux de ses reins et l’avait attiré vers lui. Il plongea son nez dans sa chevelure et ferma les yeux. Il percevait le cœur de Charlotte battre la chamade dans sa poitrine. Le sien était dans le même état. Il se sentait comme un drogué. Il avait tenté de se sevrer, mais chaque petite particule, chaque minuscule molécule de son corps et de son âme étaient camées. C’était comme si cette drogue avait fait muter son ADN en profondeur. Respirer son odeur était devenue aussi nécessaire que de respirer de l’air. Toucher sa peau était devenue aussi essentielle que le sommeil. Goûter ses lèvres était indispensable à sa vie. Elle était son héroïne et il l’aimait avec chaque atome de son cœur d’héroïnomane.
Dernière édition par Enzo C. Artman le Dim 5 Juil - 9:47, édité 1 fois
✻✻✻ Jamais elle n’aurait imaginé se retrouver face à lui. Et il était là, debout devant elle. Sur le pas de sa porte, déclamant des mots qu’elle n’entendait pas tant la surprise était importante. Abasourdie, ébahie, tiraillée de l’intérieur, Charlotte n’avait rien écouté de ce qu’il avait dit, comme sourde. Ce n’était que bourdonnement, que mouvement de lèvres. Ce n’était que du vent. Elle sortit de sa léthargie lorsqu’il se passa la main sur le visage. Elle remarqua ses traits, elle remit des détails sur ses souvenirs. Ses mains, ses cheveux, son corps qu’elle avait tant aimé. Ce n’était pas un rêve, ce n’était pas une illusion. Il était là pour elle. Pour lui parler, pour voir Alaska. Elle ressentait l’euphorie d’une enfant, l’angoisse d’une adolescente qui vivrait une première fois. Et sans qu’elle ne s’en rende compte, les premiers contacts physiques la replongèrent dans les abysses de ses souvenirs, dans les méandres de ce qu’elle avait vécu. Une caresse, un souffle. Elle se laissa prendre au jeu un instant, laissant sa main s’échapper dans son cou, dans ses cheveux. Elle y déposa ses lèvres le temps d’une seconde, retrouver la douceur de sa peau. Puis elle se réveilla, d’un doux rêve. D’un vieux rêve. « Enzo, je … » Elle avait retiré son visage de son cou, éloignant l’odeur enivrante qui l’avait souvent apaisé, qui l’avait bercé, qu’elle avait tant aimé. Cette même odeur qui avait plongé Charlotte dans un puit sans fond. Elle aurait aimé rester plus longtemps à respirer son cou, elle aurait voulu sentir plus longtemps les battements intenses de son cœur, elle aurait préféré que cet instant dure infiniment. Enzo lui avait tellement manquait. Depuis qu’elle l’avait quitté sans se retourner, elle n’avait cessé de s’imaginer à ses côtés. Et ce n’était pas les aventures qu’elle avait pu connaître qui avait changé les choses. Enzo lui avait manqué, ne quittant jamais son esprit troublé. Et si son cœur lui suppliait de rester, bercé par sa respiration rapide, sa raison ne le pouvait plus. Saturation, Charlotte ne pouvait plus prendre de risque. Charlotte ne voulait plus l’aimer comme elle avait pu le faire. Destructeur avait été cet amour qui l’avait habité. Perturbatrice avait été cette relation. Tumultueuse et difficile, pourtant si belle, si tendre. Elle ne regrettait rien. Elle avait été heureuse, elle avait apprécié le risque mais les choses avaient changé. Charlotte s’était métamorphosée. Elle n’était plus l’étudiante désireuse d’apprendre, elle n’était plus la gamine insouciante, elle n’était l’intrépide qu’elle avait été. Elle aurait voulu craquer face à ce regard qu’elle avait tant regardé. « Pas maintenant. Je ne peux pas. » Elle s’écartait un peu plus de lui, séparant leur corps, se détachant de lui. Elle ne pouvait plus faire semblant, elle ne pouvait plus nier ce sentiment qu’elle avait si longtemps cherché à dissimuler derrière des sourires, derrière des mots d’amour. C’était différent à présent. Si elle continuait de l’aimer avec autant d’intensité qu’avant, elle n’avait pas oublié cette douleur, ce chagrin. Elle n’avait rien oublié des doux moments, des moments de doutes. Elle n’avait pas oublié les ressentiments qu’elle avait pu éprouver en le voyant avec sa femme. Elle avait repoussé son étreinte, se reculant finalement. « Entre. Entre et explique-moi ce que tu fais ici, à des milliers de kilomètre de chez toi. » Il était entré, pénétrant dans son jardin secret, dans sa nouvelle vie. Elle ne pouvait pas l’empêcher de parler, elle ne pouvait s’empêcher de l’écouter lui parler. Sa voix avait quelque chose de plaisant, de déstabilisant. Et Charlotte voulait l’entendre un peu, toujours plus. Elle voulait retrouver ce son qu’elle avait oublié malgré ses efforts pour se souvenir. Elle avait fini par oublier avec le temps le son de sa voix, les détails de son visage pour ne garder qu’une esquisse vague, pour ne jamais oublier ses yeux. « Ça fait plus d’un an. Plus d’un an qu’à part des chèques et des vers, je n’ai pas de nouvelles de toi. » Ses mots étaient teintés de colère, de tristesse, d’incompréhension. Enzo n’avait pas cherché à la revoir, à la poursuivre.
Dans la pièce principale de l’appartement, ils se faisaient face. Charlotte avait laissé une séparation entre eux. Une distance raisonnable pour vaincre la tentation qu’elle pourrait ressentir. Elle avait besoin de mots, d’explication. Elle avait besoin d’y voir mieux dans ce brouillard. Beaucoup de questions s’étaient logé dans son esprit, prêtes à s’échapper si le silence devenait trop pesant. « Je suis désolée … Alaska est endormie, je n’ai pas envie de bousculé son rythme. » avait-elle finalement dit en lui tournant le dos. Elle ne pouvait pas le regarder dans les yeux. Trop de souvenirs sans doute, trop de sensations qui faisaient battre son cœur bien plus vite qu’habituellement. Le cœur au bord des yeux, du chagrin au creux de l’estomac. Et s’il repartait ? Et s’il retournait là-bas ? Charlotte ne pouvait pas s’imaginer retomber dans le doute, dans le désespoir, dans la désillusion. « Enzo, je ne supporterais pas de revivre ce que l’on a déjà vécu. » avait-elle dit, sa voix était étranglée, faible. Elle trahissait un sentiment amer. Elle trahissait une rancœur bien trop longtemps mise de côté. Elle aurait voulu s’effondrer pour pleurer mais seules quelques perles avaient choisi de s’échapper. Des larmes salées que Charlotte avait trop longtemps voulu cacher. « Je ne peux plus. » avait-elle laissé s’enfuir d’entre ses lèvres, un murmure, un souffle. Elle ne pouvait plus le regarder, plus soutenir son regard. C’était sans doute trop difficile.
Le temps était en suspens. Ce n’était pas la première fois de la journée, mais ici, à cet instant précis, il aurait voulu que le temps s’arrête totalement. Chronos était penché sur son destin depuis son réveil. Ne pouvait-il déployer ses ailes autour d’eux ? Les envelopper d’une bulle intemporelle ? Si le Père du Temps lui demandait un prix contre une éternité avec elle hors des heures, des jours, des années, Enzo aurait pu vendre son âme. C’était une étreinte pudique qui devenait de plus en plus érotique. La main qu’elle glissa dans son cou, dans ses cheveux, enflamma chaque goutte de son essence. Le contact de ses lèvres fraiches sur sa peau bouillante le fit frissonner. Il se laissait bercer par cet instant, par les battements de leur cœur qui résonnaient à l’unisson.
Une dissonance brisa le rêve. Leurs palpitants se désynchronisèrent. Ils devinrent discordants, formant une véritable cacophonie. Lorsqu’elle prononça son prénom, il sentit que ce magnifique moment venait de voler en éclat. Il avait fermé les yeux en fourrant son nez dans sa chevelure de blé et en se réveillant, il était confus. Ses oreilles bourdonnaient. Les images qu’il vit en ouvrant les paupières embrouillèrent son esprit. Il regarda le corps de sa dulcinée s’éloigner au ralenti. Chronos lui jouait des tours… « Non ! Ne t’éloigne pas de moi Charlotte. J’ai besoin de toi ! » Eut-il envie de crier. Mais elle n’était déjà plus contre sa poitrine. Nouveau tintamarre. Ce n’était pourtant pas le son de la voix de la jeune femme qui lui déplaisait, mais le sens qu’il arrivait à mettre sur ses mots. Ils bourdonnaient, vrillaient ses tympans. Il la fixa intensément. Il ne savait pas à quoi il pouvait bien ressembler à cet instant précis, mais s’il avait dû parier, il aurait dit que ses yeux étaient rougis par la tristesse, le chagrin et le surmenage. Elle s’éloigna encore un peu plus. Elle lui échappait. Glissé entre ses mains. Qu’allait-il faire si elle ne le laissait pas entrer ? Deviendrait-il véritablement fou ? Se mettrait-il à sangloter ? Avait-il seulement pleuré depuis qu’elle était partie ? Il ne s’en souvenait pas en réalité. Sa mémoire devait être sélective. Elle avait effacé tous les moments pénibles et odieux pour ne garder que ceux qui étaient merveilleux et nobles. Après tout, les historiens et artistes antiques ne couchaient pas les défaites de leurs généraux sur les tablettes d’argiles ou les façades de leurs monuments. Il se sentait démuni. Défait. Il n’avait cependant pas dit son dernier mot. Il allait répliquer, lui dire que le laisser rentrer, mais il n’en eut pas besoin. Elle s’écarta. Il pénétra dans son monde.
L’appartement était coquet et féminin. Les deux nouvelles femmes de sa vie vivaient ici, alors il prêta attention aux détails. Il avait l’impression d’entrer dans un univers qui aurait dû être le sien et qui lui était toutefois inconnu. Ce n’était pas chez lui. Ce n’était pas chez eux. Et pourtant, c’était ici que sa fille avait grandi depuis dix mois sans qu’il ne puisse la voir. Les quelques jeux rangés dans un coin de la pièce lui rappelèrent encore qu’elle était là. Quelque part. Charlotte brisa le silence qui s’était insinué entre eux depuis qu’il avait passé le pas de la porte. Les phrases qu’elle formulait avaient le même ton que celles de Cassandre. Il passa de nouveau une main sur ses traits tirés. Colère. Tristesse. L’instant qu’il venait de partager sur le palier s’effritait encore un peu plus. Il soupira. Que pouvait-il répondre à cela ? Ce qu’elle disait était vrai. C’était d’une telle véracité que même les plus pourris des beaux parleurs n’auraient pu remettre en question ses paroles. S’il avait voulu être de mauvaise foi, il lui aurait dit qu’il lui avait également envoyé un texto. Il ne voulait pas faire preuve de perfidie. Il ne put cependant s’empêcher de répliquer sur un ton presque insolent : « Tu ne m’as pas donné beaucoup de nouvelles aussi, Charlotte. » Il soutint son regard. Oui, il était lâche. Oui, il n’avait pas eu le cran de reconnaître plus tôt qu’elle lui avait manqué. Oui. Il avait mis du temps à parcourir les kilomètres qui l’a séparé d’elle et de sa fille, mais aujourd’hui il était là. Il ne voulait pas commencer cette discussion avec des reproches. Chacun avait un cadavre dans le placard. Il n’était pas venu là pour lui demander des comptes. Oui. Il aurait voulu être au courant de sa grossesse plus tôt. Pourquoi était-elle partie si elle attendait leur fille, d’ailleurs ? C’était une chose qui lui semblait incompréhensible, mais le cœur à ses raisons ignore. Il était très bien placé pour le savoir. Il rompit le contact visuel. Il regarda partout autour de lui. C’était trop insupportable de voir son visage et d’entendre ses mots en même temps. Il fuyait. Il s’esquivait alors même qu’il respirait le même air qu’elle.
Elle s’excusa. La petite fille dormait. Enzo secoua la tête. Elle n’avait pas à se justifier. Pour toute réponse il se mit en mouvement. Il s’avança vers un cadre photo de la pièce. Il le saisit délicatement. L’image figée de son enfant y était enfermée. Elle était encore jeune quand la photo avait été prise. Elle avait dû changer depuis. Il savait que les bambins poussés à une vitesse folle à cette période de leur vie. Il avait vécu chaque instant de la première année de son fils et pourtant, pour elle … Il caressa l’image du bout des doigts comme si le contact avec le verre froid du cadre allait créer un lien surnaturel entre eux. Il détailla chacun de ses traits. S’il avait parfois douté qu’Alaska puisse être réellement sa fille, en regardant le cliché, il ne pouvait plus avoir de doutes. Certes, elle avait la beauté de sa mère. Son visage poupin était indubitablement féminin, mais quelque chose dans ses traits le faisait penser aux siens. Les yeux peut-être. Un petit air mélancolique qu’il percevait chez lui lorsqu’il observait son reflet dans un miroir. Il reposa la photo. « Je pourrais quand même la regarder dormir un moment, s’il te plait ? Je ne ferais pas de bruit, je te le promets, mais … J’ai besoin de la voir en chair et en os. J’ai besoin de me rendre compte qu’elle est réelle … »
Elle poursuivit d’une voix tremblante et faible. Elle disait ne plus vouloir revivre la même chose que dans le passé. Il redressa la tête, observa son visage défait. Des gouttelettes perlaient au coin de ses yeux. De petites larmes aussi brillantes que des diamants qui se déversaient pour un gros chagrin, une véritable tristesse. Il s’avança vers elle doucement, lentement, veillant à ce qu’elle accepte sa présence. Il prit son menton entre ses doigts, la forçant à le regarder. « Je lui ai tout dit. J’ai tout dit à Cassandre. » Dit-il d’une voix posée. Il plongea son regard dans ses iris céruléens. « Elle sait pour toi. Elle sait pour Alaska. Elle sait que je suis ici, que je suis venue te voir... Que je suis venue voir ma fille. » Sa main remonta et essuya les petites gouttes d’eaux salées aux coins de ses yeux. Il avança ensuite ses lèvres et déposa un baiser sur son front, puis murmura : « Tu n’auras plus à revivre ce que tu as vécu dans le passé. Je veux être avec toi. Mais toi … Veux-tu toujours de moi mon amour, ma Charlotte ? » Il plongea de nouveau son regard dans le sien. Il avait une folle envie de poser ses lèvres sur les siennes. Il voulait de nouveau les gouter, les savourer, mais il s’éloigna. Il ne voulait pas la presser.
✻✻✻ « Pour te dire quoi Enzo ? » aurait-elle aimé dire. Que lui aurait-elle dit ? Des messages codés pour ne pas incommoder sa femme. De la torture gratuite selon elle. Elle ne l’avait pas fait pour des raisons simples. Elle avait choisi de faire une croix sur cette relation en quittant l’Ontario, elle ne voulait plus retourner en arrière. Finalement, elle ne savait pas quoi répondre. Elle ne pouvait pas avouer sa faiblesse, elle ne voulait plus avouer son amour. Elle se contenta d’un regard froid. Glacial. Elle n’avait rien de plus à lui rétorquer.
Le contact de ses lèvres l’électrisa. Elle ferma les yeux un instant, pour ressentir chaque sensation jusqu’au plus profond d’elle-même. Mais ce fut de si courte durée. Une nouvelle surprise s’était fait entendre. Surprenante, étourdissante, si soudaine que Charlotte eut besoin d’un instant pour la comprendre. Du bout des doigts, elle sentait un bonheur longtemps attendu. Seulement du bout des doigts. Son sourire était fané, défait. Elle comprenait les mots, elle comprenait. Mon amour. Mots tendres, mots doux. Tout aussi douloureux. Il avait tout dit. Pour elle, pour Alaska, pour leur relation. Pour leur amour passionnel. Une vague de culpabilité avait envahi son esprit, son cœur. Cette saloperie de culpabilité lui faisait penser à ce petit garçon qu’elle n’avait vu que de loin, à cette femme devenue divorcée à cause d’une gamine, d’un amour nouveau. Enzo venait de renoncer à beaucoup pour elle. Pour une nouvelle vie de famille. Il avait renoncé sans savoir, sans se poser de questions. « Et ton fils ? Ta vie ? » Elle cherchait dans ses yeux des réponses. Avait-il pris la bonne décision ? S’était-il seulement poser les questions fondamentales ? Allait-il regretter d’avoir tout plaqué pour elle ? « Tu ne peux pas simplement venir ici, me dire que tu veux de moi. Que tu veux être avec moi. Avec nous. » Elle prit sa respiration, une bouffée d’air pour reprendre ses esprits. Pour s’apaiser un peu plus encore. Apaiser cette culpabilité terrible qui commençait à la ronger. « J’aurais aimé que tu me le dises avant. Que tu fasses ce choix avant. » Elle avait longtemps attend plus de leur relation. Plus d’amour, plus de rendez-vous, plus de déclaration. Enzo était resté muet. Cette passion qu’elle lisait dans ses yeux, elle ne l’entendait que dans les battements de son cœur, elle ne le voyait que dans son regard bleuté. Elle avait longtemps attendu un Je t’aime de sa part mais elle n’en avait jamais eu. Si elle n’en avait pas eu besoin pour croire à son amour, elle en ressentait l’envie. Pour pouvoir se vanter auprès de ses amis de l’amour qu’il pouvait lui porter, pour pouvoir crier sur tous les toits qu’elle était aimée. « Tu ne peux pas venir, débarquer comme une fleur pour me dire que tu as choisi ce que tu voulais finalement. » Elle n’était pas en colère. Elle était simplement interloquée, troublée par cette présence. Elle était surprise d’apprendre qu’il avait tout quitté, qu’il avait finalement choisi de changer de vie. « Tu pourrais repartir, trouver quelqu’un d’autre. Je pourrais avoir une nouvelle vie. » Ce n’était pas le cas. Tous les hommes qu’elle avait rencontré, peu nombreux depuis qu’elle était maman, n’avaient pas fait le poids face à ce que lui avait apporté Enzo pendant quelques mois. Ils n’étaient pas lui, tout simplement. Mais Enzo s’était-il posé la question ? Avait-il songé au fait qu’en plus d’un an, Charlotte avait pu construire une autre relation. « Tu ne m’as pas demandé de t’attendre, Enzo. » Elle ne l’aurait pas fait. Attendre, ce n’était pas son genre. Ce n’était pas elle. L’impatience était un de ses défauts sans doute. Elle était partie parce qu’elle n’en pouvait d’attendre leur prochaine retrouvaille, à l’abri des regards, à l’abri des soupçons. « Egoïstement, j’ai toujours voulu que l’on se retrouve, ici ou ailleurs. Pour une nuit ou la vie. » Elle continuait de le regarder, droit dans les yeux. Elle continuait de fouiller dans ses iris. Sans doute s’y cherchait-elle, au milieu des souvenirs, au milieu des désirs, des envies. « J’ai toujours imaginé que tu finirais par tout abandonné sans penser à elle, à ton fils. » Elle brisa le contact visuel pour s’asseoir dans le canapé. Elle relâchait la pression, elle avait fini de parler.
Elle repensa à sa fille. A la volonté d’Enzo de la voir. De voir qu’elle n’était pas uniquement une image. Qu’elle était réelle. Il avait regardé une des plusieurs photos encadrées. Une des préférés de Charlotte. « J’ai d’autres photos d’elle. J’en ai des centaines, peut-être plus. » avait-elle dit d’une voix plus douce, plus sereine. Elle aurait besoin de temps pour se faire à l’idée qu’il allait de nouveau faire partie de sa vie. « Sa chambre est là-bas. Le sol grince un peu mais ça ne la réveille pas habituellement. » Elle lui indiqua du doigt la porte blanche. La chambre d’Alaska avait été décorée avec soin. Elle avait mis du cœur à choisir les meubles, la décoration, les quelques jouets, les peluches. Cette chambre était un havre de paix. Un endroit paisible entre deux être tiraillés. Elle le regardait s’éloigner, entrer dans cet endroit protégé. Elle ne l’accompagnerait pas. Elle ressentait le besoin d’être seule, d’avoir les idées claires de nouveau. Il n’y avait aucun doute, Enzo lui faisait toujours le même effet. Un trouble trop important.
Elle faisait bien de poser la question. Il s’était longtemps lui-même interrogé là-dessus. Oui. Il avait un fils avec cette autre femme. Cette autre femme aussi belle que Vénus elle-même. Une tout autre beauté que la créature qui se tenait devant lui. Une « Vénus noire ». Cassandre. Elle qui lui était un jour apparue comme un ange tombé du ciel lui semblait aujourd’hui être une démone. Une femme sensuelle et tentatrice qui hantait ses jours et ses nuits, qui troublait son esprit. Cassandre avait d’ailleurs toujours cet effet-là sur lui. Les courbes de son corps et sa peau parfumée à la vanille Bourbon l’avaient enfermé dans un rêve éveillé dont il s’était extirpé il y a peu. Au fond, il savait qu’elle n’était pas diabolique. Elle était une belle femme qui savait jouer de ses atouts. Quand elle avait vu que son cher et tendre mari s’était éloigné d’elle, elle avait tout fait pour le garder. N’étant qu’un homme, un lâche, il se jetait dans ses bras pour oublier à quel point il ne voulait plus de cette vie, de ce quotidien. À quel point il était séduit et s’était épris d’une autre. Paradoxe détestable ! Beaucoup de relation vol en éclat parce que la sensualité devient inexistante. Dans la leur, la sexualité avait permis à cet ensemble cassé depuis plusieurs années de tenir. Et puis, un jour, était apparue la « Vénus blanche » : Charlotte. Elle avait été une bouffée d’air frais. Malgré sa jeunesse et sa beauté, elle n’avait rien d’une petite ingénue. L’admiration qu’il portait à la mère de sa fille était aussi bien physique que spirituelle. Ce n’était plus le cas pour sa « Vénus noire ». Il garderait toujours une profonde affection pour cette grande dame qui avait enfanté son fils, mais l’amour qui lui portait était chétif comparé à celui qui avait commencé à germer pour Charlotte.
La dernière victime collatérale de son manque de discernement pendant l’année écoulée était son fils : Ulysse. Ce petit bonhomme de cinq ans devrait maintenant vivre avec des parents divorcés. Est-ce qu’un jour, il lui en voudrait ? Pour l’instant, il ne savait pas encore que son père était parti pour une autre femme, pour une autre famille. Quand l’âge de raison arrivera, quand lui-même sera père, comprendra-t-il le choix qu’il avait fait ? Enzo en doutait. Comme à son habitude, il avait été profondément égoïste. Oui. Et il le savait. Il hocha finalement la tête et répondit : « Ulysse n’est pas encore au courant de ce qui se passe. Il sait juste que ses parents vont divorcer, mais il n’en connaît pas la raison. Pour l’instant ce qu’il a besoin de savoir, c’est que son père n’est plus aussi amoureux de sa mère qu’avant. »
Charlotte semblait surprise et désemparée en même temps. Il entendait tout ce qu’elle lui disait et tout lui semblait être un coup de poignard en plein cœur. Ne voulait-elle donc pas de lui ? Il savait qu’elle avait raison : il ne pouvait pas débarquer comme une fleur dans sa vie et lui dire tout cela. Pourtant, il prenait ses paroles comme un affront. Il avait l’impression que sa plus grande peur était sur point de sortir du placard. Il ne répondit rien, la laissant finir. Quand elle reprit sa respiration, lui retint la sienne. Il aurait voulu la faire taire. Il ne voulait plus qu’elle lui pose des questions. Il aurait voulu poser ses lèvres sur les siennes et l’embrasser jusqu’à ce que tous deux s’étouffent. Lorsqu’elle lui parla cependant d’avoir fait une nouvelle vie, il vit rouge. Il détourna le regard l’espace d’un instant et serra des poings, enfonçant ses ongles pourtant coupés courts dans la chaire de ses paumes. Il s’éloigna encore un peu plus d’elle. Un pas en arrière. Puis il posa un regard plus dur, plus glacial sur elle. Si elle ne montrait aucune colère, de son côté, il sentait sa figure s’enflammer de courroux. Avait-elle donc trouvé quelqu’un d’autre ? « Idiot ! Idiot ! Idiot ! » Entendit-il dans son stupide crâne. Le coup de grâce fut porté quand elle lui dit qu’il ne lui avait pas demandé d’attendre. Qu’entendait-elle par là ? Il n'aurait jamais exigé cela. Il ne lui avait jamais fait la promesse de quitter sa femme. Cela n’avait jamais été son genre. Il ne l’avait jamais séduite en disant qu’elle était la seule et unique femme de sa misérable existence. Elle avait su dès le début qu’il était marié. Qu’il était père de famille. L’alliance de sa main gauche brillait au grand jour lors de leur première rencontre, lors de leurs premiers échanges, lors de leurs premiers baisers... Elle disait être égoïste elle aussi, pourtant, il n’entendait presque plus ce qu’elle disait tant il était abasourdi. Elle lui avait donné énormément d’informations, mais lui en avait retenue qu’une ou deux.
Quand elle cessa de le regarder pour aller s’asseoir sur le canapé, il ne bougea pas pendant un long moment. Il écoutait d’une oreille distraite ce qu’elle lui disait sur sa fille. Elle avait plein d’autres photos. Le sol de la chambre grinçait, mais cela ne la réveillerait pas. Cette fois, il serra la mâchoire. Il ne la regarda pas et préféra s’éloigner d’elle pour aller voir sa fille. Il n’avait pas vu exactement l’endroit qu’elle avait pointé avec son index, mais il se doutait qu’elle était ici. On pouvait appeler ça l’instinct paternel ou l’intuition : il sentait, savait où la chair de sa chair dormait tranquillement.
Il ouvrit doucement la porte et la laissa entrouverte afin que la lumière de la pièce à vivre y pénètre. Il avait peur d’allumer celle de la chambre et que cela la réveille. Il avança sur la pointe des pieds et se pencha au-dessus du berceau. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. La colère qu’il avait ressentie juste avant, s’évanouit. Il desserra les poings et la mâchoire. Elle était là. Adorable. Belle. Merveilleuse. Elle semblait rêver. Dans la pénombre, il pouvait apercevoir un léger mouvement sous ses paupières. Elle lâcha ensuite un gros soupir, propre aux enfants en bas âge qui dorment. Il avança doucement sa main pour toucher la sienne. Si petite. Si chétive. « Ce doux front qui n’a pas encore de pensées ; On comprend que l’enfant, ange de nos douleurs, Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs. » Les vers du poème de Victor Hugo se mirent à résonner dans son esprit. Alaska serra mollement son doigt qui paraissait grossier à côté de tant de délicatesse et de beauté. Ne pouvait-il choisir les instants qui devaient durer pour toujours ? Satané Chronos ! Il détailla encore un peu plus ses traits. Il les avait mémorisés sur la photo juste avant, mais il voulait garder cette image-là. Il gravait dans sa mémoire ce portrait-là... Un portrait dressait dans un clair-obscur de sa vie. « Félicitations, Enzo. Tu es de nouveau père. » Il ferma les yeux et écouta la respiration de sa chair. Douce musique régulière. Une vague de joie le submergea. De minuscules larmes d’allégresse se mirent à perler au coin de ses yeux fermés. Cela lui rappelait le jour où il avait tenu Ulysse dans ses bras pour la première fois. Certes, il ne la tenait pas réellement, et elle ne venait pas de naître, mais contrairement aux mères qui ont conscience que leur enfant existe même avant la naissance, les pères doivent voir, toucher et sentir pour se rendre compte qu’il endosse le rôle de la paternité. Alaska était jusque là une illusion. Quelqu’un d’intangible qu’il n’avait pu qu’imaginer. Il avait eu une image fantasmée de sa fille et aujourd’hui elle était bien là, plus belle que dans ses rêves les plus fous. En prenant de l’air à pleins poumons il pouvait sentir son odeur sucrée de bébé. Il resta là, à caresser le dos de sa main pendant un long moment. Quand elle s’agita un peu dans son sommeil, il décida à contrecœur de partir.
Il referma doucement la porte et retourna alors dans le salon. Charlotte posa son regard sur lui. Là en une fraction de seconde, toute leur discussion lui ressauta au visage. De nouveau, le spleen s’installa. Il maudit ce fourbe qui s’immisçait continuellement dans sa vie. N’était-il pas justement venu chercher le bonheur auprès d’elle ? « Tu as quelqu’un d’autre dans ta vie ? » Demanda-t-il en la fixant intensément. À cet instant, une certaine férocité se dégageait de cet homme qui avait peur que quelqu’un d’autre s’empare de son amour, de son bonheur. « Si tu as quelqu’un, dis-le-moi maintenant. Tu avais raison, je ne peux pas venir et tout chambouler dans ta vie. Dans vos vies. Pourtant, c’est ce que j’ai envie de faire, tu m’entends ? » Il s’approcha d’elle et posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur sur le canapé. Non. Il n’allait pas la demander en mariage. Ce serait totalement ridicule. Il n’était même pas encore divorcé. Cela ne faisait que quelque jour qu’il avait quitté son ancien foyer. Non. Il attrapa son parfait minois entre ses mains. Il avança son visage en même temps qu’il tirait brusquement le sien vers lui. Il écrasa ses lèvres sur les siennes avec fougue. Il faisait les choses à l’envers. Il ne commençait pas par la délicatesse, mais par la passion. Le goût de ses lèvres lui avait tellement manqué ! Il plongea alors sa main dans ses cheveux pour la presser encore un peu plus fort contre sa chair. Il avait cessé de respirer, si bien que lorsqu’il rompit le baiser en mordillant doucement sa lèvre inférieure, il était à bout de souffle. Il déposa un nouveau baiser sur son menton et descendit pour en abandonner un autre dans son cou tout en tenant sa gorge de son autre main. Il remonta ensuite jusqu’au lobe de son oreille, caressant de ses lèvres chaque centimètre carré de sa peau et reniflant son parfum à pleins poumons. Il murmura alors : « Même si tu as quelqu’un dans ta vie, je ne laisserai plus partir. Je te laisserai plus partir Charlotte. Je te suivrais n’importe où et je ferais fuir tous les hommes qui t’approchent. » Il effleura son nez avec le sien puis revint planter son regard azuré dans ceux de la jeune femme. « Tu es Ma Charlotte. Ma Vénus Blanche. Mon amour. » Souffla-t-il, alors qu’un feu sauvage enflammait ses iris bleutés. « Je ne repartirais pas. Tu sais pourquoi je suis venue sans prévenir ? Parce que j’ai cru mourir quand j’ai su que tu avais passé quelque jour en Ontario et que tu n’es pas venue me voir. Tu étais si proche de moi et en même temps tellement loin… Ton absence m’étouffait. J’ai tout dit à Cassandre à ce moment-là. J’étais en train de mettre mes affaires en ordre quand tu as enfin répondu à mon message. Quand tu m’as dit que je te manquais aussi, je n’ai plus hésité, je n’ai plus réfléchi. Je ne pouvais plus attendre d’avoir un appart, une voiture, ou je ne sais quoi d’autre. J’ai sauté dans un avion et je suis venue. »
✻✻✻ A travers le babyphone, elle entendait la respiration d’Enzo, celle d’Alaska aussi. Ce son apaisant laissait un sourire sur ses lèvres. A cet instant précis, Charlotte pouvait voir de ses yeux la famille qu’elle avait toujours imaginé pour sa fille. Un homme auprès de sa fille, son père pour que tout soit parfait, un autre pour se contenter. Elle, amoureuse, heureuse. Une famille comme elle en avait vu, comme elle en avait imaginé. Elle qui avait grandi dans une famille désunie, se partageant le temps entre une mère désinvolte et un père surprotecteur. Se partageant le temps entre l’amour d’un père et l’absence d’une mère. Elle avait refusé dès la naissance d’Alaska de lui infliger la même séparation. Elle lui avait préféré l’absence d’un père plutôt qu’une garde partagée qu’elle-même n’aurait pas supporté. Elle touchait du bout des doigts cette famille qu’elle avait tant espérée. Elle gardait en mémoire que rien n’était acquis, rien n’était certain. Elle restait sceptique, en plein doute quant à cet avenir qui s’offrait à elle. A eux.
En attendant le retour d’Enzo, Charlotte avait remis de l’ordre à ses idées. Elle s’était assurée de ne pas avoir rêvé en se pinçant légèrement la peau. Enzo était là, il avait tout quitté pour elle, pour une nouvelle famille. Il était finalement revenu. Son regard traduisait un sentiment qu’elle ne lui connaissait pas encore. Une part de colère, une part de tristesse, une part de jalousie, elle ne savait pas ce qui habitait à ce moment-là le cœur d’Enzo, ce qui avait envahi son esprit jusqu’à l’entendre de sa bouche. Sa nouvelle vie. Une vie qui n’avait pas de sens. Un instant, il lui fit peur. Un autre instant, elle le retrouvait à ses pieds. Elle eut peur puis elle retrouva cette envie familière. Cette folle envie en le voyant si proche de lui. Sans qu’elle n’ose, sans qu’elle ne songe à le faire elle-même, elle sentit les lèvres douces qu’elle n’avait pas oubliées. Leur goût particulier lui faisait revivre des souvenirs jusqu’alors enfouis. L’intensité la ramenait plus d’un an en arrière, lorsqu’il se retrouva en cachette pour un baiser, pour une caresse. Elle ne le repoussait pas pour vivre pleinement ce qu’il lui offrait. Sa main alla caresser son cou. Le contact de son corps lui avait tellement manqué. Son amour lui avait manqué, plus qu’elle ne l’avait imaginé. Elle aurait aimé que ce moment dure longtemps. Encore plus de secondes pour étouffer. Encore quelques secondes pour s’évanouir. Chaque fois que ses lèvres entraient en contact avec sa peau, elle ressentit un frisson. A chaque fois qu’elle sentait son souffle chaud, ses lèvres laissèrent place à un sourire.
Elle écouta avec attention chacun de ses mots. Chacun avait un sens. Ils faisaient battre son cœur un peu plus fort, un peu plus vite. Son cœur d’adolescente était revenu. Comme une enfant, elle voulait s’enfuir pour vivre son amour, pour ne vivre que ça. Les choses avaient changé depuis l’an passé. La présence d’Alaska, la vie qu’elle avait construit, toutes ces choses, elle ne pouvait pas les abandonner, leur tourner le dos. Elle ne voulait pas. La seule inquiétude d’Enzo semblait être cette nouvelle vie qu’elle avait évoquée, un autre homme qui aurait pu le remplacer dans son cœur. « Je n’ai personne Enzo. Je n’ai jamais pu reconstruire quelque chose après toi. A croire que tu m’avais anéantie. Que tu m’avais condamnée à ne plus aimer une autre personne que toi. » Du bout des doigts, elle caressa sa joue sans quitter du regard ses yeux. « Ce n’est pas faute d’avoir voulu. D’avoir essayé avec quelques-uns. » Des hommes d’un temps, d’un instant. Des hommes qu’elle avait regardés, tentés de séduire. Qu’elle avait tentés d’aimer. C’était éphémère, des plaisirs doux qui finissaient par la lasser, la laisser amer. Il avait été difficile pour Charlotte de se rendre à l’évidence. Elle n’avait pas oublié Enzo. Elle l’avait dans la peau. Il avait chamboulé sa vie, chamboulé son existence entière. « Ils n’étaient pas toi, Enzo. » Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle y retrouva ce qui lui avait tant manqué. Elle se sentit nouvelle. Elle redevint le temps d’un instant l’adolescente qu’elle avait été. « Ils n’étaient pas comme toi. » Elle esquissa un sourire. Enzo avait marqué son esprit dès la première fois qu’elle l’avait regardé, qu’elle l’avait entendu. Elle avait assisté à tous ses cours avec une assiduité sans faille, simplement pour le plaisir de croiser son regard et d’entendre sa voix. Par envie de se faire remarquer. Elle n’avait pas réfléchi à l’alliance qui brillait à son doigt, ni même à la photo qu’elle avait aperçu une fois dans son portefeuille. Elle s’était lancée sans même penser aux conséquences. Sans doute ne pensait-elle pas tomber amoureuse. Chaque fois qu’elle avait eu des relations, ce n’était finalement qu’attirance. Avec Enzo, c’était différent. « J’ai parfois pensé à toi, espérant que tu finirais par disparaître. Par t’évaporer de mon esprit, de mon cœur, de ma vie. Mais tu étais toujours là. » Inlassablement, son visage dont les détails s’effaçaient avec le temps était toujours là. Il restait là, hantant ses jours et ses nuits. Hantant sa vie. Charlotte avait essayé de chasser de son esprit les traits si particuliers d’Enzo, sans jamais y parvenir. « Je voulais que tu arrêtes de me manquer, de me torturer. » Mais il lui manquait toujours. Elle le revoyait partout. Dans les yeux d’Alaska, dans de vieilles photos prises à l’époque où ils s’aimaient, où ils se cachaient. Elle finit par se détacher de lui. Par se séparer, coupant le contact physique. « Pourquoi tu l’as quittée ? Tu semblais attaché à elle, elle te rendait fou. Même moi, je n’y pouvais rien. » Elle avait besoin de comprendre.
Son discours était comparable à des coups de couteau. Désagréable. Douloureux. Insupportable. Pourtant, ce qu’elle disait aurait pu le combler. Non. En fait, d’une certaine manière, ce qu’elle lui racontait le satisfaisant. Son palpitant n’arrêtait pas de faire des montagnes russes. Heureux. Malheureux. Joyeux… Son ego fût flatté d’entendre qu’elle n’avait pas pu refaire sa vie après lui, mais cela lui brisa le cœur d’entendre le mot « anéantir » sortir de sa bouche. Il avait beaucoup de défauts, mais il n’était pas de ces hommes qui aiment faire du mal. Il en faisait bien malgré lui et il aurait aimé pouvoir faire différemment. La vie est cependant ainsi faite.
Enzo se ressentit également de la douleur dans la poitrine quand elle lui dit qu’elle avait essayé de l’oublier. Il était en colère, jaloux que d’autres hommes l’aient convoité. Jaloux qu’elle ait pensé, embrassé, enlacé d’autres hommes que lui. Néanmoins, cette possessivité était mal placée. Comment aurait-il pu lui en vouloir d’avoir tenté de refaire sa vie alors qu’elle entamait ses vingt ans ? Lui avait vécu. Il était plus proche de la trentaine que de la vingtaine…
Il eut un peu plus de baume au cœur quand elle lui dit que tous les hommes qu’elles avaient côtoyés n’avaient pu le remplacer. Le regard qu’elle posait sur lui enflamma ses joues. Elle avait un tel effet sur son corps et sur son âme… Il avait envie d’entendre encore et encore sa voix. D’être bercé par elle. Il aurait voulu ne voir son reflet qu’à travers ses deux magnifiques yeux bleus. Alors qu’elle lui expliquait qu’elle n’avait jamais pu le faire disparaître ni de sa vie ni de son cœur, il caressa le dos de sa main. La douceur de sa peau lui rappela celle de la main de sa petite Alaska qu’il avait tenue juste avant. Les deux nouvelles femmes de sa vie… pensa-t-il encore. Il n’avait finalement jamais été très doué pour garder les femmes… Ou plutôt, il n’avait jamais été capable de s’attacher durablement à elles. Il y avait cependant quelque chose de différent pour Charlotte. Il ne s’émerveillait pas que de sa beauté. Non. Il admirait son intelligence. Sa force. Son caractère. Il avait noué une relation spirituelle avec elle avant de nouer toute relation charnelle. Oui. Il l’affirmait encore. Elle était sa Vénus Blanche.
Le mot torturé lui ébrécha encore un peu le cœur. Enzo cessa alors de caresser la main de sa bien-aimée. Elle lui enleva sa main. La chaleur de son corps s’éloigne de la sienne. Elle prit soudain un visage plus grave encore que lors de ses explications. Elle remit le sujet qui fâchait sur la table. De toute façon… ce soir, tous les sujets pouvaient chagriner. Il assimila sa question sur Cassandre, son ex-femme. Il la fixa un moment puis se redressa. Il rompit le contact visuel et fit quelques pas dans la pièce, en lui tournant le dos. Elle avait raison de s’interroger là-dessus et il se devait de lui donner une réponse cohérente et honnête. Au bout de quelques secondes de réflexion, il se retourna vers elle et lui répondit : « Je ne l’aime plus. » Lâcha-t-il simplement en haussant les épaules. Il passa ensuite une main sur son visage fatigué et se massa les globes oculaires. Il aurait voulu avoir cette conversation un autre jour. Une autre fois. Mais c’était fuir la réalité. Comme elle l’avait dit, il ne pouvait pas débarquer comme ça du jour au lendemain dans sa vie surtout s’il ne lui donnait aucune explication. Il prit alors une respiration profonde. Il se préparait à sortir une tirade dramatique digne de celle de Phèdre dans la pièce de la Racine. « Je crois que je suis toujours attaché à elle. D’une façon ou d’une autre. Elle est la mère de mon fils. Elle est la première à avoir fait vibrer mon cœur et mon corps avec autant d’intensité. Tu as raison, elle me rendait fou. Elle était comme une drogue. Une drogue qui avait des effets physiques, mais comme tous les drogués… je n’étais pas heureux. Elle était comme une sorte d’héroïne. Il fallait que je me l’injecte tous les jours dans le sang et comme elle, la première fois que j’ai cédé à ses charmes, j’ai brûlé mes récepteurs d’endorphine. Du coup, il me fallait à chaque fois un peu plus. Toujours plus… Mais je n’étais pas heureux. Je n’étais plus heureux. » Il avança vers elle et s’assit à ses côtés. « Et puis… tu crois qu’elle est la seule à m’avoir rendu fou ? Je te l’ai dit tout à l’heure. Avoir appris que tu étais revenu en mai près de moi… Ça.,Ca m’a rendu fou. Une folie en a remplacé une autre Charlotte… » Il soupira et attrapa une de ses mains pour renouer le contact physique. « Je sais que… ce sera difficile. Je sais que tu as souffert de toute cette histoire. J’ai bien entendu. J’ai bien retenu. Je peux concevoir que tu veux prendre ton temps… Mais, mon amour, j’ai besoin d’être rassuré également… Veux-tu encore de moi ? Est-ce que tu pourras supporter ma présence à tes côtés après tous ses mois sans m’avoir vu ? » Enzo avait besoin de savoir s’il avait tout quitté pour rien, ou s’il avait fait enfin fait le bon choix…
Spoiler:
Désolée encore du temps et désolée aussi pour ma réponse. Elle est un peu pourrie... je tenterais de me rattraper à la prochaine :)
✻✻✻ Il ne l’aimait plus. Rien de plus simple. Malgré un mariage, malgré un enfant, il ne l’aimait plus. Plus encore, il n’était plus heureux. Celle qui l’avait tant rendu fou avait quitté son cœur sans pour autant quitter. Elle avait cessé d’être la source de son bonheur avec le temps et les années. Elle ne savait pas depuis quand ils étaient mariés. Elle ne savait pas depuis quand leur couple avait commencé à s’effriter. Sans doute lorsqu’elle avait débarqué dans sa vie, quand elle avait séduit Enzo dans sa salle de classe, dans son bureau en un battement de cil, en un sourire. Cassandre n’était plus aujourd’hui qu’une ex-femme, qu’une mère. Enzo ne l’aimait plus. Elle n’aurait pu imaginer entendre ces mots un jour.
C’était il y a quelques semaines maintenant. Azel et Charlotte avaient pris des vacances, retournant au pays de leur enfance. Elle avait songé à revoir Enzo, à l’appeler pour lui dire qu’elle n’était qu’à quelques kilomètres de lui. Elle avait imaginé le revoir, ressenti des sensations diverses. Finalement, elle avait choisi de ne pas y aller, de ne pas le contacter. Le revoir lui aurait une nouvelle fois brisé le cœur. Le revoir en sachant qu’il ne la suivrait pas avait été au-dessus de ses forces. Charlotte avait choisi de fuir Enzo, de fuir leur relation devenue malsaine pour elle. Y retourner aurait été une mauvaise idée. « Je suis désolée. J’ai hésité à te voir, à t’appeler et te dire que j’étais là, si près de toi. J’ai hésité plusieurs jours avant de me résigner. Je me suis protégée, Enzo. J’ai protégé ma fille. Te revoir aurait été trop difficile … Mais comment tu as su que j’étais venue ? » Elle ne se souvenait pas en avoir fait mention. Peut-être l’avait-il vu sans oser l’approcher. Elle n’en savait rien, ce n’était qu’un détail après tout.
Voulait-elle encore de lui ? Voulait-elle rester près de lui, aujourd’hui et les jours à venir ? Le pouvait-elle ? Son cœur le voulait si fort, indéniablement. Chaque battement était un signe, une preuve de ce qu’il désirait avec intensité. Mais sa raison, cette foutue raison, ne pouvait oublier la fuite. Elle ne pouvait oublier les mois passés à partager, à se priver, à espérer avant de perdre espoir. Charlotte n’avait pas fui pour rien. Elle avait choisi d’échapper à cette relation qu’elle ressentait trop, qu’elle vivait avec trop d’envie. A ses côtés, Charlotte n’avait eu aucune retenue. L’amour lui avait donné des ailes, il l’avait brûlé tout aussi rapidement. Elle s’était brûlée les doigts en touchant de trop près à cette famille, à ce bonheur, à cet amour. Ce qu’elle avait redouté venait de se produire. Elle l’avait voulu mais la culpabilité était fulgurante. Elle avait brisé une famille, privé une femme de l’amour de sa vie, de l’homme qu’elle avait épousé. Elle avait éloigné un père de son fils. Et cette culpabilité, Charlotte la verrait chaque jour dans le miroir de sa salle de bain. Briseuse de ménage venait s’ajouter à son curriculum vitae. Amoureuse à en mourir aussi. « Je t’aime. Je t’aime tellement, plus que tu ne pourrais l’imaginer. C’est effrayant tout cet amour, ça me rend dingue. Ça me fait tellement peur. Avoir peur d’aimer, si ce n’est pas paradoxal tout ça. J’ai peur, Enzo. Peur de ce que tu pourrais me faire encore. Et si tu repartais ? Et si tu trouvais quelqu’un d’autre ? » Elle ne le regardait plus. A travers la fenêtre, elle observait la fin du jour. Elle cherchait un point fixe sur lequel se raccrocher. Rien n’avait d’intérêt. Naturellement, son regard s’était à nouveau poser sur Enzo, assis à ses côtés. Le contact de sa main dans la sienne lui avait procuré des frissons. Il était si proche. Comme avant. Comme lorsqu’ils se retrouvaient discrètement au détour d’un couloir. Dans son bureau, le verrou tourné et leur passion amoureuse pour seule compagnie. Elle se rappelait ce temps. C’était beau, c’était douloureux. Le partager avait été difficile, n’avoir aucun espoir l’était sans doute encore plus. « J’aimerais que ce soit si simple. J’aimerais te dire que oui, je veux encore de toi. Que je n’ai jamais cessé d’en avoir envie. J’aimerais pouvoir te dire oui, parce que mon cœur le veut. Mais je dois penser aux conséquences. Je ne peux plus uniquement penser pour moi. » Un bref regard vers la chambre d’Alaska, endormie paisiblement. Elle était là à présent. Elle faisait partie de sa vie. Charlotte ne pouvait plus penser en adolescente. « J’ai besoin d’être sûre, Enzo. De savoir que tu resteras, encore et encore. Que tu seras encore là demain. J’ai besoin d’être sûre que tu es bien là, que tu ne repartiras pas. Parce que oui, j’ai besoin de toi. Oui, je veux de toi. » Elle serra un peu plus fort sa main dans la sienne. Sa main libre vint se poser sur sa joue, son pouce la caressant avec délicatesse. Elle approcha son visage du sien, faisant frôler ses lèvres aux siennes. Elle avait besoin de lui.
Il écouta sa réponse. Pesa chacun de ses mots. « Ce n’est pas grave Charlotte. Je comprends. » Dit-il simplement. Oui. Il comprenait. Quand on devient parent, on pense davantage à son enfant. En tout, jusqu’à un certain point. Selon lui, il n’est jamais sein de vivre dans le mensonge pour protéger sa progéniture. Les enfants ne sont pas idiots et dès qu’ils atteignent l’âge de raison ils comprennent. Enzo avait dû faire un choix. Il aurait pu rester. Faire comme si tout allait bien pour qu’Ulysse ait une enfance parfaite, comme la sienne. Les parents d’Enzo n’étaient pas divorcés. Ils vivaient un beau mariage d’amour en profitant de l’argent familial. Ce n’était pas son destin. Il n’aurait pas pu jouer la comédie, faire croire qu’il aimait encore Cassandre, alors que toutes ses pensées convergeaient vers Charlotte. Vers sa Charlotte, vers sa fille. Et que faire quand l’intérêt d’un de ses enfants va à l’encontre de l’intérêt de l’autre ? Il ne pouvait pas répondre, mais il savait juste qu’un père à moitié présent, un fantôme, ne valait pas mieux qu’un père à moitié absent. Simple question de rhétorique. Il répondit tout aussi simplement à sa question : « Je l’ai su par quelqu’un. Une des anciennes élèves qui étaient en classe avec toi. Elle m’a dit qu’elle t’avait aperçu. Elle ne savait pas que ça aller déclencher une tempête en moi. Quand tu es parti sans rien dire. Je pense que ça a un peu retourné les autres élèves. Tu es une jeune femme brillante. Quand quelqu’un de brillant s’en va, on se pose des questions. Et puis, tu sais… je pense que c’était en quelque sorte la destinée… » Il n’y avait jamais cru. Bien sûr, il personnifiait parfois le destin dans ses vers, sa prose, mais il ne croyait pas en elle. Lui croyait en la beauté. Tout était beau. Tout était laid. Il ne s’était jamais dit qu’il avait un mauvais karma ou qu’il possédait une bonne étoile. Apprendre qu’elle était revenue… c’était une pure coïncidence. L’étudiante qui lui avait dit ça aurait tout bonnement pu oublier, mais elle s’était souvenue et, le plus important, elle lui avait fait part de ce commérage.
Les mots qu’elle prononça par la suite le remplirent d’allégresse. Elle l’aimait. Ho oui ! Elle l’aimait ! Il y avait un « mais »… Il y avait toujours un « mais » ? Baudelaire avait tellement raison en parlant de « clair-obscur ». Rien ne pouvait être totalement éclatant. Rien n’était absolument composé de ténèbres. La peur qu’elle évoquait ne lui était pas non plus étrangère. Toute cette angoisse l’avait rendu fou. Elle prenait plusieurs formes. Il avait été pris d’effroi quand il avait compris qu’elle était partie. Il avait été affolé lorsqu’elle lui avait appris qu’il avait conçu ensemble une ravissante petite fille. Il avait été gagné par la crainte lorsqu’il avait pensé qu’elle ne l’aimait plus… Elle avait pourtant peur d’une seule chose : qu’il parte. Il répliqua immédiatement. « Charlotte... » Soupira-t-il. Il avait envie de lui crier que c’était impossible de la quitter de nouveau. Cela le tuerait. Oui. Il en était sûr. Il ne mourrait pas de chagrin, mais il finirait par s’autodétruire, rongé par la frustration et les remords. Lorsqu’elle détourna son regard, il se tut. Les mots n’arrivaient pas à passer, à se frayer un chemin jusqu’au bord de ses lèvres. Idiot ! Se dit-il ! Encore une fois, les mots sont coincés dans ta bouche quand l’enjeu est important. Par contre, quand il s’agit de dire des balivernes… Tu es le roi ! Comment pouvait-il être aussi à l’aise pour parler des sentiments des autres, alors qu’il était incommodé par la seule pensée de faire partager les siens ?
Elle posa de nouveau son regard azuré sur lui et il se sentit un peu plus confiant. Il tentait de voir le bon côté de ses paroles, ce qui n’était pas chose aisée pour lui. Elle voulait que ce soit plus simple. Enzo aurait pu sacrifier une partie de son âme pour que ce soit le cas. Elle voulait dire qu’elle le voulait encore… Et il y avait encore un « mais ». Toujours ce « mais »… Le regard qu’elle jeta vers la pièce où dormait leur fille densifia le sens de ses paroles et elle conclut. Elle avait besoin de lui. Il eut envie de bomber le torse comme un singe fier. Fière de quoi ? Seul son instinct de mâle devait réellement le savoir. Sa main chaude qui resserrait la sienne était d’un réconfort absolu. Ses lèvres qui vinrent frôler les siennes afin d’adoucir les blessures qu’avaient produits ses mots. Aliéné par le désir, il ne tint pas. Le singe fier se laissa gagné par la sauvagerie. Il plaqua sa bouche sur la sienne. Chaque baiser qu’il déposait sur sa chair lui donnait l’impression d’être électrocuté. Il était frappé par le foudre… Un coup de foudre. Il était resté pudique, peu intrusif jusque là, mais entendre dire qu’elle l’aimait avait débridé sa pensée, ses envies… Sa main libre vint cajôler la peau de pêche de son visage avant de glisser dans son dos brûlant. Elle revient ensuite sur sa poitrine. Ses seins avaient-ils changé après la grossesse ? Il n’aurait pu le dire. Il avait gardé en mémoire la douceur de sa peau et non la forme de sa poitrine. Sa langue se fraya un chemin entre ses lèvres pour caresser la sienne. Enzo l’attira vers lui pour pouvoir sentir son corps contre le sien. Il l’embrassa langoureusement. L’autre main qu’elle emprisonnait dans la sienne vint se poser au creux de ses reins pour l’attirer encore un peu plus vers lui. La chaleur qui émanait d’elle exalta tous ses sens. Par Dieu ! Ses lèvres avaient un goût divin. Gagné par une furieuse excitation, ses mains relevèrent le top de la jeune femme afin de caresser sa peau. Il la fit ensuite basculer sur le canapé si bien qu’il se retrouva au-dessus d’elle. Il avait envie d’elle. Envie de se fondre en elle… De lui faire l’amour. Mais ils avaient encore tellement de choses à se dire...
Il reprit ses esprits. Les lèvres d’Enzo s’éloignèrent de ceux de sa Vénus Blanche. Il la regarda, plongeant dans son regard céruléen. Elle était tellement belle. Il murmura alors : « Tu me rends dingue aussi… » Il voulait revenir sur tout ce qu’elle avait dit, même s’il devait se concentrer pour s’en souvenir tant la passion du baiser l’avait désorienté. « Par contre, je n’ai pas peur. Je ne sais pas. Je sais que je ne repartirais pas parce que j’ai enfin l’impression d’être là où je voulais être. Je ne sais pas si je m’explique bien. J’ai choisi de venir ici. J’ai choisi d’être avec toi. J’ai souvent été quelqu’un de passionné, quelqu’un qui réagit sur un coup tête. Là. C’est différent. Bien sûr… mon choix est avant tout émotionnel, car lorsque ta peau frôle la mienne, j’ai du mal à me contrôler, mais… » Encore ce « mais » ce dit-il. Ici, il était pourtant bien placé. « Mais, c’est encore plus fort. Je ne trouve pas de mot pour qualifier cette force qui me pousse vers toi… C’est bien plus fort qu’une émotion. C’est un braiser. Une frénésie. C’est tellement violent que j’ai l’impression que cela me rend fou, impétueux, impulsif… » C’est l’amour, idiot. Tu l’aimes toi aussi. Pourquoi était-ce si dur à dire ? Enzo déposa alors un baiser sur son front. Son souffle était saccadé. Il avait du mal à parler et à respirer, car son désir était trop fort. Il tenta alors de reprendre ses esprits et se redressa pour les retrouver.
Il passa une main sur son visage. Ses traits, malgré l’euphorie qui parcourait ses veines, étaient toujours tirés. « Je comprends que tu ne puisses plus penser qu’à toi. Cela renforce encore un peu plus l’admiration que j’ai pour toi… » Il n’osait pas la regarder de peur de ne pas pouvoir tout lui dire avant de tenter de nouveau de l’embrasser. Son cœur battait au rythme d’un tamtam africain. Il était envoutant. Paralysait par son désir, Enzo préféra regarder ses mains pour se concentrer sur ce qu’il avait à dire : « Je suis venue pour être avec toi, tu sais. Je n’ai pas l’intention de repartir. Aujourd’hui, je suis allé visiter une maison à acheter. Je n’avais qu’une seule idée en tête : bâtir mon nouveau foyer avec toi. J’ai quitté mon poste dans l’Ontario. À la rentrée, je serais professeur ici. » Il fit une pause. Respira profondément pour calmer ses ardeurs et reposa de nouveau son regard sur sa magnifique Charlotte. « Je me suis dit que cela n’avait aucun intérêt si tu ne voulais plus de moi. Moi aussi j’ai besoin de toi, Charlotte… Ne m’abonne plus s’il te plait… Ne pars plus jamais loin de moi, car je sens… Non. Je sais que je ne pourrais plus non plus revivre une telle séparation… » Il se rendit compte que tous les deux étaient blessés. L’un était parti, l’autre n’avait pas été là quand il le fallait. « Je te propose quelque chose, mon amour. » Ce qu’il allait lui dire lui semblerait peut-être dingue, mais il se dit que pour réparer leur romance si belle, mais étiolée, il fallait tout briser, pour tout rebâtir sur des bases saines. « Reprenons depuis le début. Vivons les choses que nous n’avons pas pu vivre ensemble, ou en tout cas, comme un couple traditionnel l’aurait fait. Ayons notre premier rendez-vous dans un restaurant romantique. Dévoilons-nous au monde. Laisse-moi te raccompagner jusqu’à chez toi et espérer que tu me proposes un dernier verre. Laisse-moi de nouveau découvrir cette partie de toi qui était entravé par… ma situation. Laisse-moi redevenir ton prétendant et te séduire de nouveau. Tu as besoin de savoir si je vais rester. Je pense qu’il n’y a que le temps qui pourra te sécuriser. Je crois que j’ai aussi besoin de la même chose… » Il respira profondément et attrapa sa main pour sa serrer comme elle l’avait fait quelques minutes auparavant.
✻✻✻ Pouvait-il réellement comprendre ? Pouvait-il imaginer ce qui lui était passé par la tête ? L’appeler ou non, le voir ou non. Lui présenter Alaska, prendre le risque de retomber dans ses bras. Prendre le risque de retomber dans cette spirale infernale qu’elle avait fui. Des questions, Charlotte s’en était posées. Des dizaines lui étaient passées par la tête avant de reprendre ses esprits. De faire ce qu’elle pensait être juste. Juste pour sa fille qui n’était pas certaine de connaître un jour son père, juste pour elle qui commençait à se libérer de l’emprise d’un amour qu’elle n’avait pas su gérer. Son séjour aurait pu passer inaperçu. Elle aurait pu venir et repartir sans qu’il ne l’apprenne. Peine perdu dans un univers où le visage de Charlotte était connu, reconnu. Il rappelait des souvenirs ce visage, des bons comme des mauvais. Il rappelait qu’elle avait disparu soudainement, sans réellement dire pourquoi, sans vraiment dire au revoir. Elle était simplement partie, sans savoir où elle se poserait, où elle finirait. « J’aurais préféré qu’elle ne t’en dise rien. Que tu n’en saches rien. J’aurais préféré passer inaperçu. Être l’objet de commérages, ce n’était pas le but de mon départ. Ni de ma venue, d’ailleurs. » Les choses n’avaient pas réellement changé. Les mentalités n’ont plus. Pourquoi avait-il fallu qu’elle croise cette fille, cette ancienne camarade à qui elle n’avait certainement jamais parlé ? Pourquoi avait-il fallu qu’elle s’empresse de tout dire ? Tous les anciens élèves sauraient qu’elle était devenue maman, mais de qui ? Charlotte avait un bébé, quelle blague. Difficile à croire. Et les hypothèses, les commérages se feront entendre. Enzo serait-il le premier sur la liste des pères potentiels ? De nombreux élèves avaient remarqué l’intérêt de Charlotte pour ce professeur, pour ce cours. Elle avait bu ses paroles pendant plusieurs mois, les yeux brillants d’une passion nouvelle. Lui avait porté plus d’attention à elle, à ce qu’elle disait.
Entendre son prénom lui avait procuré un frisson. Elle attendit plus que ça pourtant. Elle voulait en entendre plus. Plus qu’un soupir, plus que son simple prénom. Alors elle avait continué. Des paroles, des « mais » sans fin. Son cœur battait, se retournait, comme des montagnes russes. Une peur constante habitait son corps. Oui, elle avait besoin de le savoir près d’elle. Oui, elle avait besoin de ressentir encore ce sentiment, de s’enivrer de son amour, de cette passion dévorante qui l’avait consumé petit à petit. Elle avait besoin de retrouver cette sensation indéfinissable, de revivre ce frisson magique. D’un simple frôlement de lèvres, elle voulait pouvoir redonner une réelle perception à un souvenir devenu vague. D’un simple frôlement, elle ne souhaitait que lui montrer que rien n’était perdu, que malgré les « mais », tout était possible. En un instant, ce qui n’était finalement rien devint un tout. L’emprise d’un sentiment qui renaissait, en lui, en elle. Le désir trop longtemps laissé de côté refaisait surface. Elle se laissait porter dans ce baiser sauvage, animal. Passionnel et fusionnel. Elle aurait aimé lui dire que tout cela lui avait manqué à l’aide de mots mais seuls les gestes semblaient suffire. Elle suivait chacun de ses mouvements, se laissant attirer comme une proie. Désireuse, elle laissa ses mains se perdre dans sa nuque, sur son torse, dans son dos. Elles se frayèrent un chemin sous sa chemise, cherchant le contact de sa peau. Ce simple touché l’électrisa. Des souvenirs lui revenaient en mémoire à mesure que leur échange perdurait. Charlotte se sentait pousser des ailes. Emportée au loin par un désir qu’elle pensait lointain, elle profitait du moment comme s’il était le dernier. Comme si elle rêvait.
La frustration fut grande lorsqu’il s’arrêta, le retour à la réalité lui laissa un gout amer. Les yeux clos, elle se mordit les lèvres. Elle le rendait dingue. S’il savait comme il l’avait rendu folle, s’il savait l’effet qu’il pouvait produire simplement en la regardant. Charlotte redevenait celle qu’elle était il y a plus d’un an, lorsqu’elle avait partagé avec lui un premier baiser soudain, voulu, tant attendu. Elle l’écouta avec une attention particulière. Comme elle avait pu boire ses paroles passionnées sur des auteurs qu’elle avait appris à adorer, elle se laissait bercer par cette déclaration. Sur ses lèvres, un sourire léger s’affichait. Comme une enfant. Le regard pétillant, le cœur en pleine excitation. Elle restait cependant sérieuse. Lorsqu’il se redressa, elle fit de même. S’asseyant simplement sur le canapé, elle attendit qu’il parle, qu’il continue cette tirade. Si lui ne la regardait pas, elle ne le quittait pas des yeux. Elle réimprimait dans son esprit le moindre morceau de sa peau, de son visage, de son corps. Elle retrouvait des traits qui avaient perdu leur netteté dans son esprit. Ses paroles restaient gravées dans son esprit : bâtir un foyer, rester ici, être professeur ici. Un avenir apparaissait, un futur à construire. Elle attendit qu’il se taise pour pouvoir parler à son tour. « Je ne sais pas si reprendre dès le début est possible. Pas avec notre passé et surtout pas avec notre présent. Reprendre dès le début serait comme repartir en arrière. Nous pouvons seulement tenter de rattraper ce qui n’est jamais arrivé, tenté de reconstruire ce qui a été détruit par ta vie, par mon départ. Reconstruire à l’aide de rendez-vous, de sorties, de moments de partage ici ou dehors. Réapprendre à nous aimer, à nous découvrir différemment. Mais je ne partirais plus. Je ne partirais plus parce que ma vie est ici, que j’ai construit quelque chose ici. Et que j’ai envie de continuer à vivre ici, avec Alaska et avec toi si l’avenir le souhaite. Prenons le temps de rebâtir une relation saine. » Elle sourit. Elle avait finalement oublié que l’homme qui se tenait devant elle lui avait causé bien du tort. Par l’amour qu’elle ressentait, elle avait laissé de côté cette rancune qui l’avait habité.