~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
Le lycée, c’était cool. J’avais ma petite bande de potes, on traînait ensemble après les cours. J’ai jamais été particulièrement sérieux, mais j’bossais un minimum. Avec mes parents, j’avais pas le choix. Ils étaient pas si sévères mais j’avais quand même intérêt à ramener des notes correctes si je voulais continuer à sortir comme je voulais. Evidemment, comme tout lycéen, on avait nos petites embrouilles, nos prises de tête, nos soirées qui tournaient mal, mais j’regrette pas cette période. J’étais le mec sympa, avec qui on déconnait bien, et puis… j’avais un certain succès auprès des filles. Pas que ça m’intéressait vraiment mais c’était agréable de se sentir bien vu. J’suis resté à l’école un peu plus longtemps que prévu en fait. Au début de ma terminale, ma petite sœur est tombée malade. Une saloperie de pneumonie qui s’est aggravée avec le temps. Ca n’a pas été facile pour elle et pour ma famille. Tout le monde s’inquiétait pour elle, moi le premier. Et j’m’inquiétais tellement que je me suis oublié. J’passais pourtant mes journées à l’hôpital mais j’ai jamais voulu m’occuper de moi, du problème que j’sentais s’installer doucement. Quand j’ai fini par agir, il était malheureusement trop tard. En décembre, ma vision périphérique s’était assombrie. Jen allait mieux, alors j’ai décidé d’en parler à mes parents. Ils m’ont immédiatement fait consulter un ophtalmologue, qui m’a diagnostiqué un glaucome. C’est un nom un peu barbare et au début je ne comprenais pas vraiment ce qui m’arrivait. Ce n’est que lorsque l’obscurité s’est complètement emparée de moi que j’ai pris conscience de la gravité de la chose. Inutile de dire que ça n’a pas été facile à accepter. J’ai toujours adoré le sport et j’en étais privé, incapable de monter sur mon skate, incapable de faire quoi que ce soit par moi-même à vrai dire. J’devais demander de l’aide pour tout, et j’avais horreur de ça. Evidemment, il m’a fallu changer d’école. J’étais devenu handicapé, donc plus gérable pour une école publique. Ca a fait fuir la plupart de mes potes, mais quelques uns sont restés malgré tout. Les choses n’ont plus jamais été les mêmes après ça. Moi, je n’ai plus jamais été le même.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Aujourd’hui, j’peux pas dire que ma vie ait beaucoup changé. Bien sûr, il a fallu que j’apprenne à me débrouiller par moi-même. J’aurai sans doute pu rester chez mes parents. Pendant plusieurs mois, ils ont tous été à mes petits soins. Une fois ma sœur rétablie, toute l’attention s’est portée sur moi, mais j’suis pas du genre à me faire plaindre et ça m’a vite gonflé. Du coup, j’ai insisté pour prendre mon indépendance. Ca a été une dépense assez conséquente, mais pour mon vingtième anniversaire, toute ma famille s’est cotisée pour m’offrir un chien d’aveugle.  Depuis, Vagabond m’accompagne dans tous mes déplacements. Il me rend les choses beaucoup plus faciles. Grâce à lui, j’ai pu prendre mon propre appartement. Ce serait mentir que de dire que tout est redevenu comme avant. Mais je me suis adapté à la situation comme j’ai pu, et finalement je m’en sors plutôt bien. Les indemnités dûes à mon handicap m’ont permis de m’inscrire en école d’art pour y étudier la musique et je m’épanouis dans cette nouvelle passion. Inutile de dire que rencontrer du monde est plus difficile maintenant. Non que j’sois timide, bien au contraire, mais j’ai du mal à assumer pleinement ma cécité. J’continue d’espérer qu’un jour, une opération miraculeuse me rendra ce que j’ai perdu et en attendant, j’affronte chaque minute avec l’aide de mon compagnon et le soutien de mes parents et de ma petite sœur.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
J’suis parfaitement incapable de m’imaginer dans dix ans. Pour être honnête, j’ai l’impression que chaque journée est un combat. Ca fait un peu plus de deux ans que j’ai perdu la vue, mais j’ai encore du mal à m’y habituer vraiment. J’suis loin d’être malheureux, mais j’sais pas trop c’que j’vais faire de ma vie. J’ai pas de projet, pas de rêve. J’en avais, certes, mais ils sont devenus inaccessibles.  J’aime pas penser à l’avenir, ça m’fait peur. J’ai l’impression d’être devenu un moins que rien, mais j’en parle pas. Parce qu’ils me disent tous que ça va finir par s’arranger mais c’est des conneries, personne peut m’aider et j’ai mis du temps mais j’ai fini par l’accepter. Sans doute que dans quelques années j’m’enfermerai dans mon p’tit studio avec mon chien et j’sortirai même plus de chez moi parce que j’serai devenu aigri et désagréable.

Soan a toujours été un petit garçon très gentil. Il est serviable, souriant, d’une bonne humeur contagieuse. Choyé par sa famille, il n’a rien du délinquant type qui traîne habituellement dans son quartier, en fait, c’est même une véritable bouffée d’air frais pour les voisins qui apprécient son sens de l’humour. A l’école, ses notes sont excellentes et il participe souvent en classe. Ses seuls écarts de conduite concernent sa sœur, qu’il défend en jouant parfois de ses poings pour coller une raclée aux garçons qui l’embêtent. Il est pourtant plus jeune qu’elle mais il ne supporte pas de la voir pleurer, et puis quelque part, il aime assez le rôle de héros qui vole au secours de la demoiselle en détresse. Ce soir-là, malheureusement, il arrivera trop tard.
Il est seize heures, les enfants sortent de classe en hâte pour retrouver leurs parents. Soan et Jen attendent sagement devant la grille puisque les leurs ne sont pas encore arrivés. Pour faire passer le temps, ils inventent nombre de jeux avec leurs camarades et courent dans tous les sens en s’imaginant pirates, gendarmes ou bien cow-boys. Durant un bref instant, le jeune égyptien quitte sa sœur des yeux, trop inquiet de se faire attraper par une petite fille et d’avoir la honte devant ses copains. Lorsqu’il se retourne, Jen n’est plus là. Sans réfléchir, il abandonne la cours de récréation en appelant sa sœur, parce qu’il sait, il sent qu’il s’est passé quelque-chose de grave. Ce sont d’interminables minutes d’angoisse qui s’écoulent tandis qu’il déambule dans les couloirs de l’école en demandant à tous les professeurs s’ils ont vu la petite brune aux cheveux bouclés mais ses recherches sont vaines. Il visite toutes les pièces, son cœur s’accélère douloureusement jusqu’à ce qu’il entende les murmures étouffés de la petite qui appelle à l’aide. Suivant le son de sa voix, il accoure et la trouve encerclée de trois garçons, les caïds de l’école, qui la rouent de coups. Fou de rage, Soan devient incontrôlable, il s’interpose entre les bourreaux et la victime qui pleure à chaudes larmes. Bien loin de se laisser impressionner, les gamins se vengent sur le petit frère qui devient victime à son tour, mais il refuse d’abandonner sa sœur. Bientôt, les cris des enfants alertent les professeurs. Ceux-ci découvrent une scène à la limite du supportable ; Jen est allongée par terre, à moitié inconsciente et couverte de bleus, à moitié déshabillée et Soan se tient difficilement debout devant elle.
Cet incident marque à tout jamais la relation de Soan et Jen. Les parents avertis par le directeur prennent la décision de les changer d’école, mais le traumatisme est loin d’être guéri. Suite à l’altercation, Jen se renferme sur elle-même et devient une jeune fille particulièrement introvertie, tandis que Soan perd peu à peu de son sourire pour l’offrir à sa sœur, qu’il voit s’enfoncer lentement dans la dépression.

Soan sort du lycée précipitamment, il ne prend même pas la peine de saluer ses amis et saute dans le premier taxi en direction de l’hôpital. Depuis de longues semaines, il a pris l’habitude du trajet mais il ne supporte toujours pas cet endroit. Il sait que ses parents l’y attendent, ainsi que sa grande-sœur. Il ignore dans quel état il la trouvera aujourd’hui. Elle a passé une nuit difficile et il craint que sa santé ne s’améliore pas. Lorsqu’enfin il arrive, il se rend, presque mécaniquement, à l’ascenseur et monte rejoindre sa famille. La chambre est plongée dans un silence de mort, et après avoir jeté un bref regard à Jen, qui dort profondément, il s’installe au pied de son lit et glisse sa main dans la sienne. « Comment elle va ? » demande-t-il d’une voix étranglée. « Son état est stable. Il faut attendre de voir ce qu’il va se passer maintenant. » « Faut toujours attendre, j’en ai marre. » Pour la première fois, Soan est incapable de défendre celle qu’il considère comme la prunelle de ses yeux. Elle est malade, une foutue pneumonie contre laquelle il ne peut rien. Et tandis qu’il crève d’inquiétude pour sa sœur, il en oublie de s’inquiéter pour lui. Pourtant, il se rend bien compte que sa vue baisse dangereusement. Sa vision périphérique est altérée au point qu’il a parfois du mal à se repérer dans l’espace, et souvent il se heurte à des murs, des personnes, simplement parce qu’il est incapable de les voir. Mais plutôt que d’en parler à ses parents, il préfère reléguer ce problème au second rang de ses priorités. Jen est plus importante, il faut qu’il soit fort pour la soutenir dans sa convalescence.

Aujourd’hui, Soan est fatigué. Il a passé la majorité de sa journée à traîner dans le parc avec quelques-uns de ses potes, mais ce qui pourrait paraître parfaitement anodin pour n’importe qui est devenu pour lui un véritable challenge. Depuis la guérison de sa sœur, c’est à son tour de passer du temps dans les hôpitaux. S’il n’y prêtait guère d’attention auparavant, il a bien compris qu’il aurait sans doute dû s’inquiéter un peu plus tôt. C’est trop tard maintenant, son ophtalmologue lui a expliqué. D’ici quelques mois, il sera complètement aveugle. Il souffre d’un glaucome, dont il aurait pu être soigné s’il avait consulté lorsque Jen était hospitalisée. Il a du mal à s’y faire, c’est un handicap terrible qui le frappe soudain mais il doit s’adapter, il sait qu’il n’y a pas d’autre solution. Ses parents ont accepté de l’inscrire au sein d’une école spécialisée, puisque l’école publique ne peut plus le prendre en charge. Naturellement, beaucoup de ses amis ont décidé de lui tourner le dos à ce moment mais les plus proches ne l’ont jamais lâché. Alors il s’accroche malgré tout, épaulé par Jen, par son père et sa mère.