~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
A l'enfer. Je n'ai jamais été personnellement serrer la pince de Satan mais je suis plus où moins sûr que la vie en enfer ressemble exactement à ce que j'ai vécu durant mon adolescence. Heureusement, je n'ai pas fait long au lycée. Après trois mois à me faire persécuter et à voir mes notes, ma maman a décidé de me faire faire l'école à la maison. Un professeur venait chez moi, un professeur assez spécial mais qui m'a convenu. Ca m'a permis de rester chez moi et de moins souffrir des moqueries des autres.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Je ne dirais pas que je suis heureux mais je ne suis plus aussi malheureux qu'il y a quelques années. J'ai arrêté de me faire du mal, je vais à mes rendez-vous à l'hôpital alors qu'avant je faisais exprès de les oublier, je sors le nez de chez moi de temps en temps, j'ai recommencé à dessiner et c'est ce qui me permet aujourd'hui de payer mon loyer. Cependant, je ne sors toujours pas trop de chez moi, j'ai que très peu d'amis - pour ne pas dire quasiment aucun - et je manque encore beaucoup de confiance en moi. Mais je travaille dessus et j'ai encore toute une vie pour être heureux.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Où je me verrai à trente et un ans? Très bonne question… J'espère que d'ici là, j'aurais trouvé quelqu'un qui m'aime malgré ma différence, que j'aurais un job qui paie mieux. Peut-être même que d'ici là, la science aura trouvé un moyen de me "soigner" et que je pourrais vivre normalement. J'aimerais aussi vivre dans un vrai appartement et fonder une famille. J'ai toujours rêvé d'avoir une fille. Mais dix ans c'est loin, j'ai encore le temps de voir venir après tout.

Le silence complet. Cette impression d’être dans une boîte fermée hermétiquement, cette impression sourde, d’avoir les oreilles bouchées, d’être complètement seul constamment. De ne pas pouvoir partager quoi que ce soit avec la société, avec les autres jeunes de mon âge. Telle est ma vie depuis maintenant vingt et un ans. Dès ma naissance, mes parents ont remarqué que quelque chose clochait chez moi. J’étais un bébé bien rond, en bonne santé, mes yeux étaient alertes, je souriais et était très curieux. Mais je ne sursautais jamais, je ne répondais pas à des bruits forts ou au son de mon prénom. C’est là que le verdict est tombé ; sourd. Je suis sourd. Je n’ai jamais entendu la voix de mes parents, je ne sais pas ce que l’on ressent lorsqu’on écoute une chanson qui fait battre notre cœur, je ne pourrais jamais entendre le mot « je t’aime » de la bouche de la personne que j’aime.

J’ai grandi comme ça, dans le silence total. J’ai passé des heures et des heures à l’hôpital, j’ai passé une batterie de tests pour savoir s’il n’y avait quand même pas moyen d’entendre un jour mais jusqu’à présent, aucun essai n’a donné de bons résultats. J’ai appris à lire sur les lèvres, à comprendre et parler le langage des signes. Mon entourage s’y est mis en même temps, ils se sont donnés du mal pour moi, pour que je ne me sente pas rejeté, pour que je puisse quand même me sentir normal et être heureux.

J’ai essayé d’aller à l’école, mes yeux ne quittaient pas les lèvres des professeurs mais je n’arrivais pas à suivre et à écrire en même temps. Je subissais les moqueries des autres, j’étais la tête de turc, j’étais le sourd, celui qui n’entend pas, qui ne parle pas, ou très peu. J’étais la proie facile. Avec mon handicap, impossible de penser à un futur avenir professionnel, jusqu'au jour où j’ai montré ma seule passion, mon seul hobby à mes parents. Le dessin. J’avais quatorze ans quand j’ai osé leur montrer mon art, ma manière de voir les choses par le dessin. Grâce à une feuille et à un stylo, j’arrivais à m’exprimer, j’arrivais à dire ce que ma voix ne pouvait pas faire. C’est donc tout naturellement que ma famille m’a encouragé à continuer dans cette voie, à me donner corps et âme à ce qui me plaît. J’ai arrêté les cours au lycée. Un professeur parlant le langage des signes est venu tous les jours chez moi pour me cultiver un minimum et je passais le reste de mon temps libre à dessiner. On ne peut pas dire que je me suis fait beaucoup d’amis, ni que j’ai eu beaucoup de petites amies.

Il y en a bien une, cependant… Aylin. Ses cheveux blonds et ses grands yeux verts m’ont fait craquer. Nous vivons avec mes parents dans un ranch et Aylin faisait partie de ces personnes qui venait monter à cheval. Elle était si gracieuse quand elle était sur le dos de son cheval. Elle a clairement été mon premier amour. Je l’ai abordé du mieux que j’ai pu et elle ne m’a pas rejeté, une des premières personnes à ne pas se moquer de moi, à vraiment faire un effort pour me comprendre et pour se faire comprendre. Ce n’était pas facile parce que même si elle parlait lentement, j’avais de la peine à la suivre et c’est là qu’elle a simplement posé ses lèvres sur les miennes. Je n’ai jamais pu entendre sa voix, ni même son rire mais j’ai pu découvrir toutes les formes de son corps, j’ai pu voir le coin de ses yeux se plisser quand elle souriait. Pleins de petits détails qui font que malgré tout, j’étais heureux. Malheureusement, je n’ai pas connu de « happy end » avec elle. Elle a quitté le Canada et je ne l’ai plus jamais revue.

Quelques années plus tard, j’ai quitté le ranch de mes parents pour me retrouver seul dans un petit studio. Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver mes repères et apprendre à vivre seul, sans entendre ce qu’il se passait autour de moi. La petite librairie de la ville ainsi que le journal ont été d’accords de m’engager pour mes bandes dessinées et j’essaie tant bien que mal de vivre normalement, en pleine ville.